De la nature
7.9
De la nature

livre de Lucrèce ()

La doctrine épicurienne versifiée, c'eût été par anticipation une lecture rebutante pour qui aurait lu les lettres d'Épicure généreusement rapportées par le doxographe Diogène Laërce dans ses Vies. La philosophie physique, en effet, n'intéresse depuis la révolution copernicienne qu'une poignée de curieux, au même titre que la médecine antique et ses traités hippocratiques en ce qu'il ne s'agit au fond que de pures spéculations. Et ce désintérêt se révèle encore plus vif à l'aune du XXIème siècle où notre vaste compréhension du fonctionnement de la nature nous permet des prouesses technologiques, déjà inconcevables pour nos récents prédécesseurs, même les plus brillants. Bien entendu, nous pourrions louer certaines prédictions avérées comme l'existence des atomes ou la nécessité du vide, mais il nous faudrait également rendre compte de la dissemblance entre la pensée épicurienne et la théorie moderne. Il reste à cela la lettre à Ménécée, dans laquelle Épicure s'occupe d'esquisser sa philosophie morale à travers sa défiance religieuse, son dédain pour la mort et sa célèbre classification des désirs. C'est cette transcription chez Lucrèce qui suscite finalement notre intérêt pour son poème De natura rerum.


Et d'abord, remercions l'homme de lettres André Lefèvre pour sa charmante traduction en vers qui rend un bel hommage à l'œuvre de Lucrèce. Il est commun d'avoir quelque appréhension quant à la lecture poétique, d'amères difficultés (de versification ou de traduction) peuvent poindre d'obscurs vers, ralentissant d'autant plus le lecteur qu'ils finissent par l'en dégouter. Cet hermétisme est absent dans le travail de M. Lefèvre, tout y est d'une clarté profonde, et plus encore d'une sublime esthétique qui ne participe qu'à l'encensement du poète antique.


Lucrèce ne cache pas son fanatisme pour Épicure, dans chacun de ses livres (à part le IV, celui qui paradoxalement traite des sens et de l'amour), il commence par célébrer le philosophe, allant même jusqu'à l'élever au rang des dieux dans le livre V : « Pour ce puissant esprit le nom d'homme est trop peu : la majesté de l'œuvre en lui proclame un dieu ». Pourtant, derrière cette dévotion ouvertement affichée, nous trouvons chez Lucrèce plusieurs inobservances à la doctrine épicurienne : d'un côté, si Épicure affirme l'existence des dieux quoiqu'il mettre en garde contre la religion, il ne conviendrait nullement de qualifier le poète de déiste (comme le pensent les croyants) à lire les innombrables traits qu'il lance contre les dieux (et notamment au livre V) ; d'un autre côté, Épicure semblait peu sensible à la poésie à s'en référer à Diogène Laërce : « Seul le sage discutera comme il convient de musique et de poésie, mais il ne pratiquera pas la composition de poèmes. »


Ces quelques points discordants s'expliquent justement par la nature passionnelle de Lucrèce. Cette œuvre qu'il s'est appliqué à versifier, traduisant le plus nettement possible toutes les pensées d'Épicure, de sa physique à sa morale : « Le néant ne peut engendrer l'être [...] il existe du vide [...] j'appelle qualité ce que nulle puissance n'ôterait d'un objet sans en briser l'essence » ; « l'âme nait, l'esprit nait, donc l'âme et l'esprit meurent [...] la mort n'est rien [...] l'amour nourrit l'amour ; il est l'unique chose dont la possession aiguise le désir » etc., sacralisant le personnage autant que sa doctrine en tous lieux, tout ceci participe à la pure et libre expression de l'artiste et de sa sensibilité. Et cet engouement, il faut d'ailleurs le relativiser, car si ce poème se veut laudatif et didactique, il rassemble également toute la noirceur propre à la nature du poète, dans son mépris des dieux et des hommes, dans l'éloge de la mort (le très beau Prosopopée de la Nature à l'homme), dans son fatalisme ( « le monde a commencé, il doit finir ») pour finir par son poème sur la peste d'Athènes sur ces mots : « Et, parmi les clameurs, ils luttaient corps à corps, prêts à mourir, avant d'abandonner leurs morts ». Ainsi décèle-t-on dans cet immense poème une riche influence chez nos philosophes modernes, de Diderot pour son rationalisme à Schopenhauer pour son pessimisme.


Pour quelqu'un qui jugerait, à raison, inutile la lecture de toutes les parties sur l'épicurisme physique mais qui souhaiterait avoir un bon aperçu de la poésie lucrétienne, le livre III sur l'âme et la mort pourrait correspondre à ses attentes ; en plus de ce livre, je conseillerais les éloges présents dans les débuts de livre, la fin du livre IV sur l'amour et le livre V traitant de l'évolution du monde.

kaireiss
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le 25 sept. 2022

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