L'été des jeux interdits
Lize Spit enseigne l'écriture du scénario à Bruxelles. On peut aisément imaginer la qualité de ses cours au vu de son premier roman, Débâcle, qui a débarqué en France tout auréolé de son...
le 10 mars 2018
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Coup d’essai, coup de maître : avec ce premier roman propulsé en un rien de temps au rang de best-seller, Lize Spit est devenue en 2016 le phénomène littéraire de la Belgique néerlandophone, avant que sa traduction ne lui permette de connaître un succès international.
Le livre est dérangeant, oppressant, choquant pour d’aucuns. Un livre choc, très certainement. Un de ceux dont on éprouve de besoin de parler, tant les sujets qu’il aborde nous bousculent, plus qu’on ne le voudrait. Le style de Lize Spit n’est sans doute pas étranger au sentiment de familiarité que le lecteur (et certainement plus encore la lectrice) éprouve envers la narratrice : simple, transparent, sans fioritures ni interdits. D’une minutie quasi chirurgicale dans la relation des faits, la dissection précise des sensations physiques, des sentiments éprouvés. En ce qui me concerne, c’est peut-être ce qui se révèle le plus perturbant, cette étroite proximité ressentie envers un personnage auquel, pour diverses raisons , je n’ai pas envie de m’identifier totalement.
Où que l’on vive, la noirceur n’est jamais bien loin, même si nous ne nous en rendons pas compte. Nous la rencontrons ici dans un petit village flamand à priori dans histoire, situé géographiquement près d’Anvers mais socialement et culturellement très éloigné de la métropole, où règnent la monotonie, le conformisme et le repli sur soi. Bien plus qu’un simple lieu de vie, il façonne ses habitants dans la glaise du terroir, il conditionne le rapport des uns aux autres, il colle à la peau où qu’on aille, il étend ses tentacules pour ramener ceux qui voudraient s’en échapper à leurs blessures d’enfance. Sournois et tyrannique, il est un personnage à part entière.
Trois fils narratifs s’entremêlent dans le récit. Le premier commence par une invitation à une fête posthume en l’honneur de Jan, décédé tragiquement 13 ans plus tôt et qui aurait eu 30 ans en cette fin décembre. Il relate, heure par heure (parfois minute par minute) le retour de la narratrice dans le village de son enfance qu’elle a quitté bien des années plus tôt, suite à un traumatisme dont nous découvrirons petit à petit l’atrocité. A ce récit de voyage à rebours s’ajoutent des souvenirs de l’été qui a suivi la mort de Jan. Les vacances de gosses désœuvrés, à peine sortis de l’enfance mais tourmentés, c’est peu de le dire, par leur puberté naissante. Deux garçons, Laurens et Pim (frère de Jan) et une fille, Eva, trio naguère inséparable, seuls enfants du village à être nés la même année 14 ans plus tôt et dont l’amitié commence à s’effilocher, l’adolescente se sentant systématiquement mise à l’écart. Pour garder sa place dans le groupe, elle devra participer à un jeu sordide mis au point par ses deux acolytes (jeu qui en dit long sur le sexisme ambiant) avant qu’un événement d’une barbarie innommable vienne briser à jamais leur amitié. D’autres anecdotes, non datées, illustrent la précarité familiale d’Eva : parents alcooliques, mère dépressive, père suicidaire et trois enfants qui tentent de survivre à cette ambiance délétère en se cherchant des échappatoires. Tous au village connaissent leur situation. Ici, tout se sait, même si la vérité est souvent travestie, ce qu’illustre parfaitement le secret qui entoure la mort de Jan.
Pendant la première moitié du roman, le lecteur se laisse conduire d’une intrigue à l’autre, découvrant un milieu de vie souvent mal connu, celui de la ruralité profonde, dépeint sans complaisance mais sans misérabilisme, entre animalité instinctive, violence endémique et pauvreté plus affective que matérielle. On sent confusément dès le début que les retrouvailles d’Eva avec son milieu d’origine seront compliquées, d’une difficulté à la hauteur d’un traumatisme qu’on devine indélébile. Petit à petit, ce qui nous semblait la chronique d’un passé pas si lointain dans le temps (celui de Windows 95 et d’Encarta) bien qu’à des années-lumière de notre vécu fait place à quelque chose d’encore plus pesant, lorsque nous commençons à comprendre qu’Eva a ourdi un plan pour se venger de ses bourreaux : le retour au village ne va du tout se passer comme nous l’avions imaginé et nous dirigeons vers une issue à la fois tragique et inéluctable.
Peu de choses peuvent être aussi infinies que la tristesse qui émane de ce roman. Elle s’accroche aux personnages hantés par les regrets ou les souvenirs, elle naît du désœuvrement, de la cruauté d’autrui, de l’absence de perspectives, de l’impossibilité à communiquer. Pour échapper à son emprise, certains s’adonnent à des rituels au risque de perdre la raison, d’autres inventent des jeux cruels et stupides ou se noient dans l’alcool. D’autres encore resteront englués dans le désespoir. Ce monde-là n’est pas fait pour les fragiles et les traumatismes même enfouis depuis longtemps peuvent refaire surface à la moindre occasion. On ne guérit pas si souvent de son enfance. Certains auront malgré tout la chance de pouvoir mener une existence normale mais pour les plus faibles ou les plus marqués, cette possibilité fond aussi sûrement que la banquise, à l’instar de ce bloc de glace qui donne au roman son titre initial (het smelt, comprenez ça fond). Cette tristesse qui suinte de partout, le lecteur n’y échappera pas non plus, sans doute mêlée de compassion devant le destin navrant de personnages devenus familiers et qui continueront à nous hanter un temps. Bref, une lecture aussi bouleversante qu’édifiante et dont on ne sort pas indemne.
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Créée
le 12 juil. 2024
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