Sandra Lucbert est une autrice très intéressante. J’avais adoré son Personne ne sort les fusils (2020), dans lequel elle analysait avec finesse et pertinence les procès France Telecom à partir du langage. Elle montrait à quel point le capitalisme avait perverti le langage, et que la lutte politique avait aussi lieu par là. Elle poursuit ici cette réflexion à partir de l’expression « littérature politique ». Depuis quelques années, la littérature, après les délires formalistes de l’après-guerre, aurait opéré un retour au réel. La littérature légitime, depuis, disons, l’irruption de Michel Houellebecq et Virginie Despentes au milieu des années 1990, valoriserait des romans à portée « sociale » ou « politique ». Si l’on reformule en termes bourdieusiens, qui me semblent essentiels pour comprendre cette histoire, le pôle légitime du champ littéraire serait envahi par une logique hétéronome (le, ou la politique), allant directement contre la perspective héritée des romantiques de l’art pour l’art, de la distanciation esthète, en un mot, de l’autonomie du champ. D’un côté, on aurait donc une littérature pure, disons littéraire, détachée de toute contrainte réelle, et une littérature politique, engagée, sociale, en prise avec le réel (il faut mettre des guillemets autour de tous ces adjectifs). Le risque étant qu’une littérature politique n’ait à la fois rien de politique (car trop littéraire), et rien de littéraire (car politique).
Sandra Lucbert propose, à la manière de Nathalie Quintane ou Tanguy Viel dans Contre la littérature politique, quoique plus clairement, me semble-t-il, de sortir de cette impasse en changeant les termes de l’analyse, en changeant de paradigme littéraire, en renversant complètement le champ littéraire. Sandra Lucbert affirme que toute littérature est politique, que penser le politique comme un champ séparé est une erreur. Là où l’on applaudit des deux mains, c’est qu’elle remet en cause l’idée que le politique se limiterait à la politique, au jeu, aux institutions. Le politique est pensé par tous·tes ces auteur·ices d’un point de vue maximaliste : il y a du politique, du partage du pouvoir, à partir du moment où il y a société. Ainsi, toute littérature, puisqu’irrémédiablement ancrée dans la réalité d’une manière ou d’une autre, est ontologiquement politique. Dans cette perspective, il est absurde de penser que la littérature puisse ne pas être politique. Soit elle se place du côté de « l’hégémonie » (terme qu’elle utilise), soit elle se place contre. C’est une posture de gauche, au sens où la gauche politise et la droite, la conservation, dépolitise.
Tout cela est évidemment passionnant ; la limite du livre étant à mon avis dans sa forme. Trois parties : une introduction (« Ce que peut être une littérature politique »), la plus intéressante ; une seconde plus littéraire à partir de Gombrowicz, et une troisième plus théorique à partir de Rimbaud. Je le confesse ici : je n’ai compris que la première partie. J’ai ensuite lu et écouté des interviews de l’autrice ; je n’ai encore rien compris, elle parle de psychanalyse et de philosophie, de pulsion, de figure, elle est d’une érudition folle.
Ce n’est pas grave de ne pas comprendre, on ne peut pas être savant dans tous les domaines (ou savant tout court, d’ailleurs). Ce qui me semble essentiel dans ce petit livre d’à peine 100 pages, c’est que Sandra Lucbert parvient dans un même tour de force théorique à mettre à bas l’idéologie romantique du créateur incréé, de la littérature absolument séparée de la réalité, qui domine le champ littéraire depuis 150 ans, et à prôner la singularité artistique et intellectuelle de la littérature. En un mot, son absolue nécessité. Chapeau.
En métabolisant l’analyse, la littérature fait émerger tout autre chose, inaccessible aux sciences sociales qui lui ont pourtant donné son intelligence première, autre chose qui, justement, tient à ce que la littérature travaille dans et par la langue. Toutes à leur visée de clarification discursive, les sciences sociales procèdent par dépli, exposition ordonnée, progression linéaire. Le langage est leur honnête outil. Elles y ont un rapport utilitaire. La littérature, elle, lui est coextensive : le langage la travaille autant qu’elle le travaille. (p. 29)