Ça a débuté comme ça.
Louis-Ferdinand Céline avec cinq mots anodins ouvrait une faille béante dans la littérature. Il fit surgir des tréfonds l’horreur de la Première Guerre mondiale et par un travail jusqu'alors inédit de la langue, propulsa d'un jet tout un passé d'aigreur en une prose argotique décapante. Le voyage fut tonitruant, pénible, long, mais inestimable car en secouant la boue et les ressentiments, il peignit la grande fresque fondamentale des Lettres modernes. L'œuvre présagea autant qu’elle balaya...
Le roman contemporain naquit.
Sept ans plus tard John Fante, dans l’ombre irrépressible de l’écrivain français, tente de réitérer le projet. À savoir de se fouiller l’intérieur avec style. Il garde le même procédé d'autofiction, genre romanesque en vogue; Bardamu devient Bandini, son jumeau ricain lui aussi paumé, lui aussi souffreteux, lui aussi solitaire par obligation d'un monde à l'atmosphère rêche qui semble mettre un entrain particulier à rapetisser ses habitants. La différence chez l'écrivain américain, contrairement à Céline qui installa son récit à plusieurs endroits, étant cette fameuse poussière, omniprésente et suffocante qu'on respire du coté de Los Angeles. Elle s'immisce dans les cœurs, griffe les organes et brouille les relations entre les êtres humains.
L'ambiance décrite pages après pages imprègne l'écriture de Demande à la poussière, pour le meilleur et pour le pire. Car si notre héros s'époumone, on peine parfois à l'entendre. Un filtre s'établit entre ses pensées et notre perception, les atermoiements de Bandini ne dépasse pas toujours pour nous lecteur son horizon bouché. On voit qu'il aimerait bien mais qu'il ne peut point, nous dirait une connaisseuse. L'asphyxie subie semble empêcher au livre de décoller, il reste résolument plaqué au sol par un soleil de plomb et par l'azur de cendres de la cité.
Malgré cet engourdissement, lorsque le héros s'en vient à minauder, qu'il renonce à se hausser du col, il laisse échapper des élans d'une poésie elle, limpide, sans gravat. Le roman dans cette expectoration où il crève le plafond, prend des allures de grand classique de la littérature. Il dépasse alors la cime des immeubles et des hôtels crasseux et raconte un univers en pleine mutation: le Los Angeles du début XXe. Une ville où la croissance démographique explose, où l'immigration venue la remplir peine à faire son nid - les descendants mexicains en première ligne - et où l'eau, denrée rare en Californie du sud, commence à être acheminée par des aqueducs, ensuite stockée dans des réservoirs pour l'abreuver au besoin. L'industrialisation a déjà transformé le paysage, éconduit les chemins de terre pour étendre son territoire de Capitale mondiale du divertissement. La Grande Dépression depuis 1939 freine néanmoins cette ardeur, elle cloître les gens chez eux et les sentiments qui vont avec. Le miroir aux alouettes de la mégapole, nourrit par la naissance du mythe hollywoodien en contraste avec la crise économique, exalte malencontreusement cette vie de débauche, inhérente aux petits artistes venus se terrer au bord du Pacifique.
Seule la poussière demeure inamovible à Los Angeles. Même sur le Walk of Fame.
Demande à la Poussière s'il traduit bien cette société bancale et contradictoire, n'en reste pas moins un furieux livre sur le désir. Le désir des femmes, fuyantes, intouchables mais elles-aussi malhabiles dans le jeu des relations, ainsi que sur le désir de devenir quelqu'un. Bandini se rêve en grand écrivain, émancipé de de ses misères et peut-être de la religion avec laquelle il entretient une relation conflictuelle. Le roman regorge de monologues ambigus où le héros tutoie Dieu sans prendre de gants. Car il tape à mains nues sur sa machine à écrire, notre héros-narrateur. Une poésie à l'os, crue et to the point lorsqu'il balance les caractères imprimés dans la face du Seigneur.
Le parallèle avec le Voyage au bout de la nuit en début de critique peut vous apparaître fortuit. Mais s'il y a bien une notion qu'ils partagent sans contestation et célébrées dans les deux livres à leur manière, c'est cette façon unique de dévoiler la sécheresse des âmes.