Pour l'anecdote, j'ai essayé de présenter ce livre lors d'un club de lecture d'amis pour la plupart médecins : le four a été total.


C'est l'ouvrage somme, qui embrasse et résume d'un roulement du poignet l'hypothèse de René Girard et ses implications dans les sciences humaines. Sous forme d'entretien avec deux épigones, deux psychanalystes Freudien et Lacanien, il déroule le fil de l'hypothèse du désir mimétique puis de la victime émissaire pour en montrer la supériorité.



1. l'hypothèse



La méthode se veut scientifique : Girard tient absolument à attirer sur lui le prestige des sciences dures avec la croyance qu'elle témoignera en sa faveur, alors que le contexte intellectuel de réception de son ouvrage tend à faire penser le contraire. Mais peu importe, il sent son hypothèse invulnérable et se sent de taille à bretter contre n'importe qui, puisqu'il ose affirmer comparer la rigueur de ses thèses aux constructions de la science dite dure. Pour tout chercheur en sciences sociales, c'est la transmutation du plomb ou le stockage réversible d'énergie, la formule magique qui mettrait un terme définitif à l'enchevêtrement des théories par l'hypothèse reine. La forme quasi-scientifique laisse deviner en creux qu'il cherche à se démarquer par là des structuralistes et autres fantassins de l'université de son époque, occupés à déconstruire et comme disait Guillemin, scier la branche sur laquelle ils sont assis.


Mais examinons plus en détail l'hypothèse majeure, celle qui autorise Girard des déclarations proches de l'eschatologie des sciences sociales, qui l'a poussé à ne pas trouver de place dans l'Université Française au point de mener sa carrière aux Etats-Unis, jusqu'à Stanford où il était professeur émérite.
A partir de ses premières études de littérature comparée (Girard était un élève de l'école des Chartes), Girard met en exergue dans des textes modernes puisqu'ils datent du XIXème siècle, le phénomène du désir mimétique. Il en tirera sa thèse, publiée sous le nom de Mensonge romantique et vérité romanesque. Mais par un réflexe qu'on retrouve souvent en sciences humaines, il va chercher à savoir si on ne retrouve pas les mêmes éléments dans des textes plus anciens et plus fondamentaux, la Bible, et enfin dans des textes antérieurs au monothéisme. Cela donnera La violence et le sacré et permettra de rattacher à son hypothèse initiale, le désir mimétique, celle de la victime émissaire sur laquelle il fondera toute vie culturelle humaine.


Dans ce recueil d'entretiens, Girard ne reprend pas son cheminement philologique, ou plutôt le reprendra dans le sens inverse.
Il commence par montrer (enfin faire semblant de découvrir) que son hypothèse permet d'expliquer le passage de l'animal à l'Homme, par l'intensification de la rivalité mimétique. Il va donc couper l'herbe sous le pied de Lévi-Strauss et de ses confrères en leur appliquant un traitement redoutable, qu'il réservera à Freud et à tout penseur dont il balaie l'oeuvre sans vouloir apparaître trop insolent : ils ont eu de bonnes intuitions, mais n'ont pas eu le courage de tirer les bonnes conclusions que lui Girard, a su mener à son terme et à unifier dans sa théorie. Mais Girard dit-il n'a aucun mérite puisque tout était déjà là, dans les textes (et en particulier l'Evangile), à la vue de tous. Sous les modestes oripeaux de l'évidence, Girard ne fait preuve que de plus d'immodestie, sans doute un trait acquis à l'université américaine.



2. La démonstration



Mais assez spéculé, son hypothèse, que dit-elle? Je gage que vu le peu de note de l'ouvrage, le lecteur ne sera pas familier et il me revient d'expliciter ce dont nous parlons car la simplicité de l'hypothèse permet la transcription sans trop de trahison.


Premier temps, le désir mimétique.
Le désir est toujours suscité par un modèle, et rencontre des rivaux. Un exemple simple de modèle pourrait être le père, et de rival le frère. Jusque là c'est facile mais ça se gâte : Girard prend pour exemple Dostoïevski et son Eternel mari, un homme qui va chercher son ancien rival pour séduire la nouvelle femme qu'il a choisi. L'éternel mari est un personnage qui a besoin du rival, qui se confond ici avec le modèle. Le modèle est quelqu'un qu'on admire, tandis qu'on déteste son rival, obstacle insurmontable sur le chemin du désir assouvi. Si le rival est irréductible, le sujet du désir se met à lui prêter des propriétés magiques, et même une essence divine. Cette remarque trouvera son sens dans la suite de l'exposé.


Deuxième temps, la victime émissaire.
Dans une société donnée, tel peuple au coeur de la forêt vierge Amazonienne ou la Boulè Athénienne, les rivalités mimétiques se propagent exponentiellement : un seul modèle suffit à inspirer un, puis plusieurs, puis de nombreux désirs. Chaque sujet du désir devient alors un rival pour l'autre. les rivalités mimétiques croissent alors dans les deux directions : elles se multiplient d'une part, et gagnent en intensité d'autre part. La société est alors en danger de destruction par le moyen du conflit interne, de la guerre civile. Un mécanisme se met alors en place, celui de la victime émissaire. Un élément du groupe est choisi, pour ses caractéristiques inhabituelles, est divinisé et fait l'objet d'un déferlement de fureur. Il ne survit en général pas à cette explosion de violence, mais celle-ci a pour objectif de désigner le coupable de toute cette violence diffuse que l'on n'a pas vu apparaître, et de purger la société de ses maux.


A la suite d'une telle effusion, on la cristallisera par un rite, qui va ré-activer le souvenir du sacrifice de la victime émissaire pour prévenir la ré-apparition de la violence. On comprend ainsi, par l'intermédiaire du rite et du couronnement, l'apparition de la culture et des phénomènes humanisants. Ceux-ci sont le fait non pas de l'apparitions de violence victimaire, mais son intensification qui nous démarque des espèces animales.


Voici pour la partie anthropologique : il faut bien voir que le fier Girard ne recule devant rien : Jésus, Socrate sont des exemples de victimes émissaires, mais également les souverains : le roi tire sa souveraineté de ce que son peuple lui prête une origine exogène et de potentiels pouvoirs surnaturels, ou du moins supérieurs au commun des Hommes.


Selon lui, toute construction culturelle est interprétable comme un rite postérieur à une effusion de violence collective dirigée contre une victime émissaire. Il donne là dessus peu d'exemple, pour se diriger vers les religions et leur rôle capital dans l'élaboration de la culture humaine ; ou plus précisément, le passage de la nature à la culture. Il distingue les religions pré-chrétiennes, qui élaborent des versions sophistiquées du sacrifice de la victime émissaire, commémorées par des rites de plus en plus efficaces au cours de l'histoire.



3. Un personnage singulier : Jésus



Enfin arrive Jésus, dont les paroles, mais de manière bien plus explicite la vie marque une rupture quant à l’enchaînement infernal des cycles sacrificiels d'enfouissement de la violence. En effet, Jésus met à nu le processus du désir mimétique, depuis son apparition chez les hommes et sa propagation (les scribes et les pharisiens, qui communiquent ensuite leur agressivité à la foule), jusqu'au sacrifice destiné à apaiser la foule et à conjurer, à tort ou à raison, le désordre et l'inquiétude d'un peuple juif en ébullition et qui sera bientôt dispersé, comme le troupeau dont on a frappé la tête d'un bâton.


Et c'est là que René Girard instille son petit grain de sel : la vision sacrificielle de la mort de Jésus, crucifié en expiation de nos péchés passés et futurs, victime ultime et définitive, qui préside parmi la plupart des Eglises chrétiennes, est fausse ! En réalité, par son attitude de consentement et de mutisme, Jésus ne s'est pas laissé sacrifier (et donc couronner, qui est le revers de la même pièce du sacrifice du bouc émissaire) mais est allé de son plein gré à la mort pour révéler aux hommes l'évidence du mécanisme du bouc émissaire. Il est le premier, et la seule figure spirituelle dans l'histoire de l'humanité à avoir assumé cette charge jusqu'au bout, il était donc prédestiné, selon la lecture Girardienne, à être "divinisé", ce qui est l'étape postérieure au couronnement, la mise à part du troupe ultime. Selon Girard, le Christ délivre l'humanité de la fatalité du sacrifice expiatoire, jusque là facteur de progrès puisqu'il explique comment l'humanité s'est arrachée à la nature pour devenir civilisation, en enseignant aux hommes la loi nouvelle, la loi unique, celle de l'Amour qui accomplit la loi juive, abolit le Talion et toutes les lois humaines imparfaites.
Cette injonction à "ne pas tendre l'autre joue" est la manière la plus simple, et la plus géniale oserai-je ajouter par tautologie, d'annihiler la progression du désir mimétique et de la violence à travers le corps social. L'individu est invité à être celui qui, quelques soient ses grandeurs (au sens pascalien), brise la progression de la violence. La force de cette injonction lui a valu, selon Girard, le succès du christianisme, tandis que son caractère insoutenable a expliqué qu'il soit violemment combattu, par une opposition dont la virulence ne se dément pas aujourd'hui, malgré la prétention de notre époque à un haut degré de civilisation.


Une lecture si provocatrice suscite évidemment un certain nombre d'objections théologiques, en particulier face aux dogmes catholiques. Il s'agit néanmoins d'une hypothèse spectaculaire, qui permet de mieux penser la place prépondérante qu'occupe le christianisme dans l'histoire de l'Occident. Il me semble qu'il est possible de penser la mort du Christ comme un sacrifice, consenti certes mais réel, qui joue néanmoins le rôle de révélateur qui marque un avant et un après dans l'histoire de l'humanité. L'idée que le christianisme marque une révélation non-seulement gnostique mais aussi métaphysique n'est pas non plus pour me déplaire. Intuition confuse qui a résonné dans le patio de mes pensées depuis quelques années, je suis évidemment heureux de la voir brillamment formulée, quoiqu'à la hussarde dans le style ravageur de René Girard.


Conclusion
Girard justement, aura passé sa carrière et sa production littéraire à décliner sa double intuition fondamentale, formulée pour la première fois dans l'essai de critique littéraire Mensonge romantique et vérité romanesque, celle du désir mimétique et du mécanisme du bouc émissaire. Hypothèse surpuissante, suspectée (à tort) d'ailleurs par Jean-François Revel d'être, à la suite du structuralisme, la clé philosophique qui ouvre toutes les serrures, c'est ici qu'elle est à mon avis le mieux résumée. Pour ceux qui sont fâché avec le Livre, vous pouvez vous orienter vers La violence et le sacré, qui reprend ces arguments dans une perspective plus profane. Au vu de sa place dans l'histoire des sciences humaines, je prie le lecteur d'accorder quelques instants de sa vie à la documentation de cette hypothèse.

Fabrizio_Salina
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le 7 mai 2016

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