Ce roman de science-fiction publié en 1966 nous donne à voir l’histoire de Charlie Gordon un « attardé » de 32 ans qui devient le premier cobaye d’une expérience visant à décupler l’intelligence. C’est sous la forme de comptes-rendus rédigés par Charlie que nous est narré son parcours vers l’accès à sa propre mémoire et au savoir. Il faudra donc affronter quelques pages d’une syntaxe terrible avant que le style n’évolue vers quelque chose de lisible voire d’agréable par moments. Au fur et à mesure que les freins intellectuels de Charlie s’estompent, son point de vue change sur le monde et son entourage. Il découvre ainsi que ses « amis » de la boulangerie dans laquelle il travaille ne sont pas si bien intentionnés. Finalement, quand il n’est plus possible de rire de lui pour se rassurer sur leur propre intelligence, ses collègues le rejettent et s’arrangent pour qu’il se fasse virer. C’est qu’on a souvent besoin d'un plus petit que soi.
En effet, plus Charlie est intelligent et plus il est isolé car il a de plus en mal à se faire comprendre du commun des mortels, mais aussi parce que les professeurs de l’université où il passe tout son temps à se cultiver ont peur de laisser voir les lacunes de leur savoir. Les scientifiques qui dirigent l’expérience sont rapidement dépassés par leur créature qui réalise qu’ils ne sont en fait que des hommes ordinaires. Le professeur Nemur n’en développe par moins un complexe de Dieu, incapable de saisir que son cobaye était un être humain bien avant son opération. De la même façon, le groupe de chercheurs ne comprend pas les réactions d’Algernon, la souris de laboratoire et le premier cobaye à survivre après l’opération qui a décuplé son intelligence. Charlie semble le seul apte à ressentir sa souffrance et sa frustration, ce qui les mènent à nouer une étrange complicité. Tout comme Algernon, il ne veut plus jouer les bêtes de foire, tourner dans de complexes labyrinthes sous les applaudissements de la communauté scientifique. Ils décident donc de se rebeller et de voler un peu de temps rien que pour eux, ne cessant pas pour autant d’avoir toujours plus soif de connaissances.
À présent que les souvenirs de son enfance et adolescence ressurgissent avec plus de clarté qu’ils n’en ont jamais eu, Charlie doit affronter une procession de traumatismes et de mauvais traitements qui l’empêchent de devenir l’homme complet qu’il rêve d’être. Car malgré son intelligence exceptionnelle, il n’est toujours pas mature sur le plan émotionnel. J’ai trouvé ce décalage particulièrement bien amené, car en effet l’intelligence et la culture n’apprennent manifestement pas à aimer et être aimé. Il était finalement plus facile d’aimer son prochain quand il ne le percevait pas clairement.
Si j’ai été un peu déçue par le fait qu’on en sache très peu sur la pathologie de Charlie, j’ai apprécié que l’auteur évoque les mauvais traitements que subissent souvent les personnes atteintes d’un handicap mental ainsi que la question de l’internement en asile spécialisé. En outre, la faiblesse du style est pardonnée car elle laisse toute la place à Charlie de s’exprimer comme il l’entend et de manière très variable. La force de Charlie est la même du début à la fin, handicap mental ou intelligence exceptionnelle, il a cette soif d’apprendre intarissable et qui mérite de prendre tous les risques. Ce qui ne peut que nous interroger sur notre propre intelligence et ce que nous en faisons. Ce roman, s’il n’est pas parfait, a au moins le don de nous donner envie de lire, de nous cultiver et d’apprendre un peu plus.