Tout laisse penser, dans les quarante premières pages de "Des fleurs pour Algernon", qu'on s'apprête à plonger dans une exploration complexe de la psyché humaine. Charlie, adulte attardé, subit une expérience scientifique supposée développer son intelligence. L'expérience fonctionne. A ce stade-là, le personnage me touche. Dans ma tête, les questions haletantes se pressent, je tourne fiévreusement les pages : jusqu'où l'intelligence de Charlie se développera-t-elle ? Comment va-t-il analyser son existence, son être, son esprit ? Comment vont évoluer ses rapports avec les autres ?
Et effectivement, Daniel Keyes répond à ces questions, qui restent centrales et conduisent l'"intrigue" jusqu'à la fin du livre. Mais aussitôt (c'est-à-dire très vite) que Charlie arrive à l'apogée de ce que les personnages appellent volontiers son "génie", je perds tout intérêt pour son parcours. Le récit à la première personne ne fait qu'accentuer l'antipathie que je ressens à l'encontre de cette arrogance, tant de la part du personnage envers le monde et les gens qui l'entourent que de la part de l'auteur qui nous inflige un récit complètement vide de narration, sacrifiant toute émotion, description, sensation, finesse de perception, sur l'autel de la THEMATIQUE.
J'ai trouvé, donc, que c'était un récit vide et peu inspiré de ce que sont l'intelligence et le génie : une enfilade de clichés (Charlie compose un concerto, Charlie apprend vingt langues étrangères, Charlie dépasse le maître en reprenant ses recherches...), une morale premier degré (il faut pas juger les attardés, c'est des êtres humains comme les autres ; on n'est rien sans amour ; l'intelligence n'est rien sans la "chaleur humaine"...), des personnages secondaires anecdotiques, un univers absent, et un volontarisme tel de l'auteur qu'on le voit arriver à dix kilomètres.
Ca m'a donné envie de me relire "L'Idiot" de Dostoïevski. Si vous vous intéressez aux personnages naïfs qui ont une compréhension autre, fine, du monde qui nous entoure, qui lors de leur parcours initiatique acquièrent de l'éloquence sans jamais toucher à la condescendance, c'est à cette porte-là que je vous recommande plutôt de toquer.