Debt: The First 5000 Years, énorme pavé de l’anthropologue américain David Graeber, est un bouquin que je trimbale avec moi depuis plus de deux ans et que j’ai enfin réussi à terminer. J’en avais récupéré une version PDF (légale), mais qui s’est avérée trop fastidieuse à lire sur écran; j’ai donc fini par l’acheter en livre.
Ce n’est pas qu’il est chiant, mais il est incroyablement dense et, pour tout dire, l’idée de le chroniquer me fait un peu peur. Il faut dire que son sujet a de quoi rebuter: Debt est un exposé sur l’histoire de l’économie en général et de l’argent, du crédit et des dettes en particulier.
Évidemment, David Graeber étant un anthropologue, qui plus est classé plutôt comme anarchiste (il a été une des figures de proue du mouvement Occupy à New York), il ne fait pas s’attendre à ce qu’il reprenne les thèses de l’École de Chicago. D’ailleurs, je l’avais déjà croisé dans son billet sur les « boulots à la con ».
À vrai dire, il commence par faire une grosse tête à une des thèses clé d’Adam Smith: la notion de troc comme base de l’économie. D’après lui, les « peuples primitifs » qui pratiquaient le troc avant l’arrivée de l’argent n’ont tout simplement jamais existé. Les preuves anthropologiques semblent montrer que la notion de dette et de crédit sont apparues avant la notion de monnaie, elle-même apparue avant celle de troc.
Il va même jusqu’à affirmer que la forme initiale de l’économie était quelque chose qu’il appelle « le communisme de tous les jours », une série de services, d’emprunts et d’acquisitions entre voisins sans que quiconque ne tienne vraiment de compte ou ne se soucie de la parité de l’échange.
La notion de dette est cependant le thème central de son bouquin – mais je pense que vous l’aviez deviné rien qu’au titre. Il remarque que, dès l’époque sumérienne, à qui on doit les premières reconnaissances de dette retrouvées à ce jour, on a la mise en place d’un système économique qui pousse les gens à contracter des dettes dont, souvent, ils ne peuvent se sortir que par des lois jubilaires qui annulent toutes dettes en cours.
De là, il fait le lien entre les dettes et les relations entres individus et avec la violence: souvent, les familles mettent leurs propres enfants en gage; la vie humaine devient la dette ultime et l’esclavage pour cause de dette se répand. Graeber dit aussi que l’esclavage n’est possible que si la personne est arrachée de son contexte: un prisonnier de guerre, par exemple.
C’est grâce à ce bouquin que j’ai découvert le concept d’ère axiale, qui désigne la période entre le VIIIe siècle av. J.-C. et le IIe siècle après et qui voit l’arrivée de nouvelles formes de philosophie et de religion dans plusieurs régions simultanément (Chine, Inde, Moyen-Orient, Méditerranée).
C’est à cette période, dit Graeber, que se développe un « complexe militaro-esclavago-monétaire », où la richesse des états se fonde sur le pillage de nations voisines et l’utilisation d’esclaves dans les mines de métaux précieux. Il va même jusqu’à dire que ce système se perpétue encore de nos jours, avec une économie américaine qui reposerait sur ses dépenses militaires.
Quand je vous dis que ce Debt est dense, je n’ai qu’à peine effleuré ici les thèmes que David Graeber y développe. C’est juste colossal et, surtout, ça change la perspective sur beaucoup d’éléments historiques, comme la conquête de l’Amérique. La description que l’auteur fait de Hernan Cortez et de son histoire est éloquente.
J’aurais tendance à dire que, si on s’intéresse à la notion de dette, d’argent et à leur place dans notre société, il faut lire Debt: The First 5000 Years. Cependant, ce n’est pas une lecture des plus faciles. David Graeber fait de son mieux pour rendre la lecture plus agréable – c’est un anthropologue, pas un économiste – mais le sujet reste quand même ardu et la matière fort dense. Il a été traduit en français sous le titre Dette: 5000 ans d’histoire.
J’ajouterai pour finir que David Graeber milite pour le rétablissement de lois jubilaires, avec notamment l’association Rolling Jubilee.