Debt: The First 5,000 Years avait reçu d'excellentes critiques de la presse — ce qui, après lecture, ne m'incite pas à être très optimiste sur la qualité de la médiation intellectuelle offerte par une institution supposée “sérieuse” des sociétés contemporaines. Peut-être les lecteurs de 2011 ont-ils été influencés par le contexte politique, dans lequel D. Graeber s'inscrit sans grande subtilité (on apprend dans les trois pages du début qu'il est militant altermondialiste, et que des banquiers lourdaux viennent interrompre ses conversations sur la dette avec de jeunes femmes admiratives autour des cocktails).
Debt… est un ouvrage difficile à résumer à cause de sa structure amorphe. On peut toutefois tenter de le diviser en deux grandes parties : l'une, plutôt anthropologique, intéressante par moments bien que frustrante dans l'ensemble ; la seconde, à prétention historique, dont on soupçonne rapidement qu'elle est aux trois quarts fausse.
La première partie de Debt… est une étude anthropologique du phénomène de la dette. On y trouve un certain nombre d'idées intéressantes, même si les liens qui les unissent sont ténus. Les développements les plus prenants sont consacrés à plusieurs peuples africains qui servent d'exemples d'“économie humaine" (human economy) dans lesquelles les vies humaines sont insusceptibles de quantification — les explications consacrées aux Tiv et aux Lele sont de bonne facture, bien qu'on suppose qu'elle doivent beaucoup aux anthropologues de terrain qui en ont d'abord fait la description. L'idée qui prolonge cette description selon laquelle l'esclavage n'apparaît qu'à partir du moment où les hommes sont radicalement extraits de leur contexte, et que cette situation n'est pas dénuée de rapports avec celles des rois, est très pertinente (bien que son dernier volet au moins ait déjà été formulé dans un article classique d'Henry Rosenfeld en 1965, “The Social Composition of the Military in the Process of State Formation in the Arabian Desert”). La critique du modèle selon lequel le troc aurait naturellement précédé la monnaie est aussi intéressante. D'autres éléments de cette première partie sont moins percutants : le triptyque des modes d'échange humain s'essouffle rapidement une fois épuisée l'idée provocante selon laquelle nous sommes tous un peu communistes, y compris dans l'entreprise (là encore, rien de révolutionnaire, au point que même les économistes l'ont déjà constaté : Richardson qualifiait en 1972 les entreprises d'“islands of planned co-ordination in a sea of market relations”).
À cette première section indisciplinée mais occasionnellement intelligente se substitue hélas une seconde partie historique beaucoup moins réussie (et dont on peine d'ailleurs à voir le lien avec la première, outre quelques rappels entendus ici et là). Elle semble traversée par une idée : l'économie a oscillé entre périodes de monétisation et périodes de crédit, les secondes étant plus sympathiques que les premières. Pour étayer ce scénario d'ensemble, D. Graeber s'appuie sur l'idée jaspersienne de l’Ère axiale, reprise sans une discussion alors qu'elle est critiquable et critiquée, pour en faire l'exemple même d'une période où la monétisation coexiste avec la violence (on notera pourtant qu'il existe une explication nettement plus économe à cette coexistence, qui ne devrait pas manquer de venir à l'esprit de l'anarchiste déclaré qu'est Graeber : toutes deux sont des sous-produits d'États forts). D. Graeber profite aussi de ce voyage au long cours à travers l'histoire humaine pour glisser des remarques variées sur des sujets aux liens distants avec la dette, parfois intéressants (ainsi le parallèle entre les tortures et extorsions infligées aux Juifs dans l'Angleterre médiévale, dont le pound of flesh de Shylock constituerait comme une projection coupable), mais tombant plus souvent dans la fantaisie (le Graal comme métaphore financière, le chevalier errant comme homologue des marchands vénitiens) ou commettant des erreurs factuelles caractérisées. On y apprend surpris que le Moyen Âge européen était inhabituellement cruel dans sa persécution des sorcières, alors qu'il s'agit plutôt d'une spécialité de l'ère moderne, et que la crainte de la sorcellerie, réelle au Moyen Âge, ne distingue en rien l'Europe d'autres zones prémodernes, comme l'Afrique des Azande décrite par E. Pritchard.
Pour finir, Debt… est un ouvrage qui rappelle les mauvais côtés de la vulgarisation très valorisée dans le monde anglo-saxon, et qui s'exporte fort bien. De la même façon qu'un Jared Diamond, Graeber se perd dans l'ampleur de sujets qu'il ne maîtrise qu'à moitié et sans leur accorder la rigueur intellectuelle des meilleurs penseurs de synthèse. Bref : je retourne lire Marcel Gauchet.