Bonjour à tous,
Voilà un ouvrage qui n'est pas aisé à lire, et moins encore à résumer. Avec lui, David Graeber, anthropologue américain aux sympathies actives pour une certaine mouvance libertaire, a voulu ouvrir de larges perspectives sur un problème d'une brûlante actualité. Il en résulte un texte fourni (près de 500 pages, hors bibliographie et notes), incontestablement érudit, mais souvent touffu, qui relève, en plus de l'anthropologie, de l'économie et de l'histoire, de la philosophie, de la sociologie et des questions religieuses. Inutile de préciser que je ne me sens pas les compétences pour aborder tous ces aspects ; je suis à peu près ignare en ce qui concerne les civilisations et la pensée chinoises, indiennes ou arabes, et guère moins pour ce qui touche au Moyen Âge occidental. De même, les longs développements que le livre consacre aux questions strictement monétaires mériteraient à eux seuls une discussion serrée que je ne me sens pas apte à mener. Ce compte-rendu (fortement) critique ne prétend donc pas faire le tour de toutes les questions soulevées par le livre, mais se borne à en relever certains points qui m'ont paru particulièrement problématiques.
Paru en 2011 aux États-Unis, le livre de David Graeber a suscité de nombreux commentaires tant par son contenu que par la personnalité de son auteur. Graeber est en effet présenté comme l’un des intellectuels de la gauche radicale les plus influents du moment. Il fut l’un des instigateurs du mouvement « Occupy Wall Street », au point que le magazine Rolling Stone le crédita de l’invention du slogan : « Nous sommes les 99 %1 ». Proche de la gauche « mouvementiste », Graeber s’affirme anarchiste. Il est ainsi l’auteur d’un court ouvrage dans lequel il discute des théories anarchistes à l’aune de l’anthropologie (Graeber, 2004). Aussi, Dette : 5000 ans d’histoire est-il souvent présenté comme un ouvrage politique dont l’objectif serait de remettre en cause les institutions du capitalisme, au premier rang desquelles se trouve la dette. La conclusion, qui milite ouvertement pour « un nouveau jubilé de style biblique » (Ibid., p. 477), soit une remise de toutes les dettes, renforce cette perception.
Mais ce livre est loin de n’être qu’un plaidoyer pour l’annulation des dettes. Il n’est pas non plus un essai politique écrit dans le seul but de défendre une cause et de fournir des armes théoriques aux animateurs du mouvement des « indignés ». Sous son apparence accessible de « best-seller » (il aurait été vendu, d’après l’éditeur français, à plus de 100 000 exemplaires aux États-Unis), il s’agit en fait d’un livre très difficile dont le sujet est beaucoup plus ambitieux que son titre ne le laisse paraître. L’auteur le reconnaît lui-même dès son chapitre introductif : « Ce livre est donc une histoire de la dette, mais il se sert aussi de cette histoire pour poser des questions fondamentales sur ce que sont, ou pourraient être, les humains et la société humaine. » (Ibid., p. 28). De fait, cet ouvrage s’apparente à une ambitieuse entreprise de démystification d’un certain nombre de « vérités » économiques sur la nature et l’origine de la monnaie, sur les liens entre marchés et États, sur le statut de l’économie comme science et bien sûr, sur la nature et la signification anthropologiques de la dette.
Tout au long de son livre, Graeber entend défendre une thèse qui n’est pas toujours exprimée de manière explicite, mais qui structure sa pensée. Cette thèse interroge la définition de la dette : « Qu’est-ce qu’une dette, en fin de compte ? Une dette est la perversion d’une promesse. C’est une promesse doublement corrompue par les mathématiques et la violence » (p. 478), conclut-il.
L’ouvrage s’est en effet attaché à démontrer, notamment dans sa première partie, que la dette structurait les relations entre les êtres humains vivant en société, mais que la manière dont elle était institutionnalisée pouvait considérablement varier d’une époque à l’autre. Au fond, explique Graeber, une dette n’est rien d’autre qu’une promesse, une obligation morale faite entre deux personnes en lien l’une avec l’autre. C’est donc une relation sociale avant que d’être un concept économique.
La question fondamentale que pose Graeber est la suivante : pourquoi les promesses, lorsqu’elles deviennent des dettes, c’est-à-dire des promesses quantifiables et exigibles, finissent-elles systématiquement par s’imposer face à toute autre sorte d’engagements ? Il interroge ainsi la manière dont l’économie marchande détruit les systèmes sociaux en pervertissant et en détournant de leur sens premier les principes moraux qui fondent l’anthropologie des relations sociales. Alors qu’une promesse exprime une relation, la dette exprime une obligation ; alors qu’une promesse est fondée sur des principes moraux, la dette sert de prétexte pour légitimer, au nom d’une morale pervertie, un asservissement qui s’appuie sur la violence.
Graeber prend à rebours la définition des économistes orthodoxes pour qui la dette et les taux d'intérêt sont le simple prix à payer pour le temps (celui de l'investissement) et le risque (de tout perdre). Un instrument neutre, comme aiment à le prétendre les libéraux. Une mystification pour l'auteur : la dette est un instrument de la domination des hommes sur les hommes. « Pourquoi la dette ? D'où vient l'étrange puissance de ce concept ? Sa flexibilité est le fondement de son pouvoir. L'histoire montre que le meilleur moyen de justifier des relations fondées sur la violence, de les faire passer pour morales, consiste à les recadrer en termes de dettes. Cela crée aussitôt l'illusion que c'est la victime qui commet un méfait. »
C'est ainsi qu'au XIXe siècle les colonisateurs français de Madagascar inventèrent de toutes pièces une « dette », en exigeant que les Malgaches remboursent les frais de leur occupation. Ou encore que le gouvernement du roi Charles X obligea en 1825 la jeune république d'Haïti à emprunter (en France, bien sûr) la somme énorme de 150 millions de francs-or (l'équivalent de 18 milliards de dollars actuels), afin de « dédommager » les anciens colons, français bien entendu, chassés vingt ans plus tôt lors de l'indépendance. Les descendants des esclaves ont dû payer pour la libération de leurs parents, jusqu'à la cinquième génération. Haïti est encore aujourd'hui le synonyme de « dette infâme », symbole de toutes les extorsions perpétrées par le fort sur le faible.
Pour Graeber, contredisant Smith, le commerce international ne s'est pas développé sous l'impulsion de la spécialisation internationale mais sur celle du taux d'intérêt comme moyen de masquer des rapports d'échange défavorables, que ce soit sous la forme du pillage ou du transfert de prix.
Graeber montre ainsi que la principale caractéristique du capitalisme moderne, qu'il fait remonter au XVème siècle est le retour à la pratique du taux d'intérêt. Le prêt à intérêt, inventé peut-être par les soldats de Crésus vers 650 avant JC (à l'origine sous forme d'une astreinte imposée aux populations conquises), avait connu une longue éclipse entre 600 avant JC et 1400 de notre ère. Les réformes de Solon d'Athènes avaient condamné la pratique de l'intérêt qui commençait alors à se répandre dans toute la Grèce. Le droit romain avait quelque peu rétabli le recours à l'intérêt, mais les débats philosophiques de la Grèce antique opposés à la prison et à l'esclavage pour dettes avaient fortement réduit les droits des usuriers. Le néo-platonisme des Pères de l'Eglise, poursuivi par toutes les églises chrétiennes au Nord et à l'est de la Méditerranée, et par l'Islam au Sud, a interdit strictement le prêt à intérêt pratiqué envers des coreligionnaires, tant chez les Chrétiens que chez les Musulmans. D'où la fonction de prêteur sur gage réservée, voire imposée aux juifs par des féodaux ou des cheiks soucieux d'accélérer la collecte de l'impôt.
Le prêt à intérêt serait réapparu dans la sphère chrétienne au XVème siècle avec les banques génoises. Un mouvement de "tolérance" illustré par les indulgences tout comme par la redécouverte du droit romain a permis de compléter la comptabilité auxiliaire matière par une comptabilité générale en partie double exprimée en unités monétaires. Cette comptabilité générale vise à valoriser l'entreprise dans son ensemble pour permettre l'émission d'obligations rémunérées contre intérêt et théoriquement gagées contre la valeur actualisée de l'entreprise.
Graeber montre en particulier comment le système de prêt à intérêt à la génoise s'est propagé comme une trainée de poudre à la faveur de la conquête de l'Amérique. Selon Graeber, le recours à l'intérêt explique les audaces militaires des conquistadors endettés jusqu'au cou et incités à piller les amérindiens pour se délivrer de leurs propres créanciers génois. Il explique dans un chapitre entier la traite des noirs, alimentée par l'esclavage pour dettes pratiqué par les royaumes africains soucieux de commercer avec les nouveaux partenaires portugais et anglais. Il explique également la cruauté des guerres de religion en Allemagne financées par les banques Fugger et Walser. Il montre comment Luther a été contraint par ses protecteurs d'enjoindre les paysans allemands à se résigner à l'impératif absolu (avant Kant) de payer leurs dettes ; comment Calvin a poussé le bouchon plus loin en enjoignant les Suisses et les Hollandais à mesurer la faveur divine en pourcentage d'intérêts et donc à se transformer en banquiers.
Il montre enfin comment le philosophe Locke, conseiller du premier Gouverneur de la banque d'Angleterre (le physicien Isaac newton), lui a proposé de mettre en place un système bancaire dans lequel tous les anglais seraient incités à travailler et à rapporter à l'économie un rendement d'au moins 5% en étant eux-mêmes endettés à un "taux raisonnable" de 5% (à l'époque les taux de croissance durant les années fastes n'étaient guère supérieurs à 1%). Ce système calviniste ou Lockien de l'endettement permanent des ménages n'a pas été suivi immédiatement en Angleterre, mais a été repris aux Etats-Unis où il fait partie de la culture américaine depuis la fin du XIXème siècle. Aux Etats-Unis, les ménages sont incités à prendre des crédits à des taux élevés dès le plus jeune âge, afin de démontrer leur capacité précoce à rembourser leurs dettes et donc à améliorer leur "credit history". Ce système est en train de prendre une forme extrême avec la réforme mise en place par Bush-fils en 2005 qui impose aux étudiants américains de financer leurs études par l'emprunt, afin de les rendre plus âpres au gain au cours de leur vie active, au besoin en les transformant en des recouvreurs d'impayés implacables : «si je paye mes dettes, les autres doivent en faire de même».
Le troisième mérite de Graeber est d'apporter la pierre de l'anthropologue à la déconstruction de l'homo economicus, personnage égoïste inventé par Smith et Mandeville, auteur de la "fable des abeille", selon laquelle les vices de chacun contribuent à l'amélioration de l'intérêt général. Cette théorie, jadis limitée aux milieux philosophiques, est devenue le b-a-ba des cours d'éthique enseignés dans les écoles de commerce du monde entier et contribue fortement au délitement moral des sociétés développées. Cela Rousseau le critique très violemment, dans la préface à Narcisse, et désigne Hobbes, et Mandeville, comme des hommes nocifs, et nuisibles.
Graeber montre qu'en réalité la part du vice et de l'intérêt est restée jusqu'à il y a peu très restreinte dans la vie économique quotidienne mais commence à devenir envahissante depuis que les législateurs ont décidé de multiplier des mécanismes incitatifs inspirés de l'intérêt et invitant les individus à fonder leurs relations, mêmes les plus intimes, sur des mécanismes de marché au nom de principes tels que l'égalité. Or, Graeber montre que jusqu'à présent, les individus ont trois manières de contracter des dettes, dont deux sont soit injustes, soit inégalitaire : des dettes "mutualistes", des dettes "hiérarchiques", et des dettes "échangistes".
Graeber montre incidemment que la mondialisation ne passe pas par l'assimilation des étrangers à des compatriotes, mais à l'assimilation des compatriotes à des étrangers : et ce grâce à l'utilisation systématique du taux d'intérêt et d'autres mécanismes "incitatifs".
IL y a beaucoup de questions contradictoires dans le livre de Graeber. D'un côté l'intérêt, de l'autre l'impôt. Pour Graeber, «Marché et Etat sont les deux flancs du même animal». Sans le suivre dans sa démarche anarchiste, il convient de noter que l'Histoire et la pratique montrent de nombreux exemples de remises de dettes : du jubilée biblique aux dévaluations forcées, du chapitre 7 américain à l'aléa moral anglo-saxon. Mais ce n'est pas la tendance toute récemment esquissée par le mécanisme de résolution unique (MSU) mis en place par la Commission qui cherche à tout prix à montrer au reste du monde que, suivant le précepte de Luther, l'Europe, ses épargnants, ses producteurs et ses contribuables, paieront leurs dettes jusqu'au dernier sou et ... au meilleur cours.
Sur ce, je ne peux que vous conseiller ce livre très profond, et enrichissant ! Il vous éclairera, très certainement. Et, n' oubliez jamais cette citation fabuleuse de Rousseau : " Le mot de finance est un mot d'esclave ; il est inconnu dans la Cité. Dans un État vraiment libre, les citoyens font tout avec leurs bras et rien avec de l'argent ". Tout est dit. Portez vous bien. Soyez libre, mes frères et sœurs ! Tcho. L' argent est un moyen, et non le but. C' est vital de se le rappeler. @ +.