Si Philip K. Dick et Roger Zelazny sont incontestablement deux piliers de l'imaginaire contemporain, leur collaboration, nécessairement alléchante, a néanmoins de quoi laisser perplexe au premier abord. A s'en tenir à leurs œuvres les plus célèbres (ce qui schématise un brin, certes...), on voit assez mal, en effet, ce qui pourrait rapprocher le génial auteur du Maître du haut château, d'Ubik et de la « trilogie divine » et celui du « cycle des neuf princes d'Ambre »... Pourtant, ils ont bien écrit ensemble cet étrange roman, « fruit d'une collaboration qui s'est étalée sur une douzaine d'années », à en croire la quatrième de couverture.
Difficile de dire, par contre, quelle forme a pris exactement cette collaboration, et, en farfouillant sur le sujet, on trouvera bien des versions différentes. Il semblerait que la base du roman fut un premier jet d'une quarantaine de pages, entamé puis abandonné par Dick, qui l'aurait confié à Zelazny pour le poursuivre éventuellement, ou du moins l'éclairer sur quelques difficultés suscitées par la thématique religieuse. La tonalité du roman achevé, en tout cas, me paraît très clairement dickienne : on y retrouve bon nombre de ses thèmes favoris (schizophrénie, psychotropes, perception de la réalité, définition de l'humain, crise religieuse – on ne peut bien évidemment s'empêcher de penser par endroits à son « expérience religieuse » de 1974, déterminante pour la suite de sa carrière, et dont on retrouve ici quelques éléments, par exemple quand un des personnages s'imagine être en Syrie, plusieurs milliers d'années plus tôt...), et le roman est à vrai dire constitué d'emprunts marqués à l'œuvre dickienne (la trame évoque en grande partie Dr. Bloodmoney, et l'on y retrouve également plusieurs nouvelles – « Le Grand O », « Autofab », et d'autres dont le nom m'échappe, notamment une nouvelle sur les « mutations animales »). Quel fut alors le rôle de Zelazny ? C'est ici que les versions divergent : selon certains (dont Kim Stanley Robinson, semblerait-il, même s'il reste très prudent), le roman aurait presque entièrement été écrit par Zelazny, qui se serait ainsi livré à un pastiche amical et respectueux de Dick (si c'est le cas, il a vraiment réussi son coup !) ; j'en doute pour ma part (principalement à cause de l'inclusion des nouvelles, pratique courante chez Dick), et il me semble plus probable que les auteurs ont écrit successivement un chapitre après l'autre, comme cela a pu être avancé (ce qui aurait en outre l'avantage d'expliquer le côté parfois décousu du roman – je parle ici de la narration, non du style, bien sûr – ; en même temps, chez Dick...). On n'en saura pas plus, alors autant en rester là...
Abordons plutôt le roman en lui-même. Ils l'ont faite péter, leur putain de bombe... La terre est ravagée, les rares survivants ont régressé à un niveau technologique passablement archaïque, quand ils n'ont pas muté. Et une nouvelle Eglise a surgi dans cet Enfer : les Fils de la Colère vouent un culte au mal personnifié, au Deus irae, le Dieu de la colère, Carleton Lufteufel, homme devenu Dieu pour avoir conçu et employé la bombe fatidique. Les chrétiens, eux, ont perdu bon nombre de fidèles : dans cette terre désolée, après toutes ces souffrances, croire encore en un Dieu bon, un Dieu d'amour ? A d'autres... Tibor McMasters est un homme-tronc (ou un phocomèle, comme on voudra), mais néanmoins un peintre de génie ; si ses convictions religieuses ne sont guère solides, il n'en travaille pas moins pour la communauté des Fils de la Colère de Charlottesville (Utah), s'appliquant depuis des années à la réalisation d'une impressionnante fresque sacrée ; mais il y manque quelque chose, le plus important sans doute : le visage du Deus irae. Comment représenter Dieu ? Oh, il y a bien encore quelques photos du savant, de l'homme qu'il était, mais ce n'est pas la même chose... Non, Tibor doit voir Dieu de ses yeux ; il doit entamer un « pilg », un pèlerinage, pour retrouver la trace de Lufteufel, qui s'est évanoui sans laisser de traces, mais est de toute évidence toujours en vie. L'artiste n'est guère enthousiaste, il sait que le voyage, hors de la communauté, sera dangereux, surtout pour « l'incomplet » qu'il est, victime, comme tant d'autres, de l'homme fait Dieu... Mais il part, néanmoins, dans cette quête absurde et à l'issue douteuse, dans sa voiture tirée par une vache, suivi à distance par le jeune Pete Sands, sorte de proto-jésuite sous acides et à bicyclette. Commence alors un étrange road-movie très lent, et, oui, assez lynchien avant l'heure. Tibor, en route, multipliera les rencontres étranges : un ordinateur anthropophage, des mutants mi-hommes mi-animaux, une usine automatique schizophrène, et bien d'autres encore, tandis que plane au-dessus de sa tête l'image nécessairement floue du Deus irae...
Tout cela est très dickien, on le voit : déjanté mais sensé, noir et très drôle à la fois ; sous la farce et la quête, il y a indéniablement quelque chose de plus profond, de plus intime, qui annonce à l'occasion la « trilogie divine ». En fait, c'est un peu le seul problème en ce qui me concerne : l'amateur de Dick ne sera guère dépaysé, il sera ici en terrain largement connu, a fortiori vers le milieu du roman, quand l'auteur, quel qu'il soit, se met à piocher dans les nouvelles du barbu mystique pour meubler quelque peu ; cela donne des scènes assez réussies, souvent drôles (ainsi avec « l'autofab », ou plutôt « autofac », ici), mais il y a tout de même un sentiment de déjà-vu. Et, si ces rencontres ne sont pas hors-sujet et s'intègrent bien dans le périple du phocomèle, elles donnent cependant au roman un aspect parfois décousu, donc, qui pourra en rebuter certains... Pas moi, en tout cas ; j'avoue être bon public, généralement, dès qu'il s'agit du bonhomme, mais le fait est que, une fois de plus, j'ai pris énormément de plaisir à lire ce bref roman, la fin me semblant d'ailleurs particulièrement réussie, touchante et troublante.
Juste un petit bémol, mais qui n'a rien à voir avec les auteurs : ça tend à être assez courant, j'ai l'impression, en Folio-SF, mais il y a quand même un certain nombre de coquilles agaçantes, voire des fautes de grammaire récurrentes, qui font quelque peu grincer des dents ; et, au-delà, la traduction de Françoise Cartano me semble en plusieurs occasions assez douteuse : quelques expressions sonnent étrangement, quelques notes de bas de page laissent perplexe (voir les explications pour « pilg » et pour « S.O.W. ») ; surtout, j'ai trouvé regrettable cette tendance à conserver l'anglais pour les expressions propres au roman : c'est valable, donc, pour « pilg » et « S.O.W. », mais aussi pour des expressions déjà traduites ailleurs, et qui, en n'étant traduites ici qu'à moitié, perdent de leur sens (le « Grand O » reste ici « Grand C », « l'autofab » reste « autofac », etc. pourtant, il y a bien la « fressac », pour « fresque sacrée » !). Je sais, je chipote, mea culpa, mais... Bon, d'accord, c'est juste un détail.
Tirons plutôt un bilan du roman : pour faire simple, les amateurs de Dick seront ici en terrain connu, et prendront probablement beaucoup de plaisir à la lecture de Deus irae, a fortiori s'ils ne sont pas rebutés par la « dernière manière » de l'auteur, celle de la « trilogie divine » ; les autres y trouveront sans doute également de l'intérêt, et, au pire, ne perdront pas grand-chose en lisant ce court roman ; seuls ceux qui tiennent avant tout à lire un roman parfaitement carré et limpide du début à la fin feraient sans doute mieux de passer leur chemin...