On pouvait penser que tout avait été publié en matière de dictionnaires sur le cinéma après des volumes et des volumes remplis des biographies de tous les acteurs et des cinématographies de tous les réalisateurs d’hier et d’aujourd’hui. Antoine de Baecque, Philippe Chevallier et leurs soixante-et-onze collaborateurs parviennent pourtant à éveiller notre curiosité avec un ouvrage qui sort du lot, une sorte de dictionnaire philosophique du cinéma, qui ne cherche pas à aligner des dates et des noms mais bien plutôt à méditer sur des concepts, des écoles, des théories, et tout cela dans une approche pluridisciplinaire qui emprunte tantôt aux beaux-arts tantôt à la psychanalyse, à la sociologie ou à l’histoire des techniques. Placé par les auteurs à la convergence de toutes les sciences humaines, le septième art est décortiqué sous ses aspects les plus intellectuels, et on grappille dans ce pot-pourri une multitude d’observations et d’analyses susceptibles de titiller les cinéphiles passionnés.
On y apprendra pourquoi Aragon comparait Godard à Delacroix, ce qu’Eisenstein doit au théâtre du Grand Guignol, en quoi consistait le projet d’un cinéma populiste selon Marcel Carné ou d’un cinéma participatif selon le Groupe Medvedkine, ce qui distingue l’expressionnisme du caligarisme, ce que l’URSS reprochait aux avant-gardes formalistes, ce que pensent les cinéastes iraniens de l’hollywoodisme, le rapport qu’il y a entre les films d’Abel Gance et les textes de Nietzsche sur la tragédie grecque, en quoi le zombie est une créature de gauche et le vampire une chimère de droite, ce que Matrix doit au gnosticisme et au taoïsme ou comment ne pas confondre un navet et un nanar. On pourra également y trouver la définition de choses aussi curieuses qu’un fantascope (lanterne magique montée sur roues) ou une ciselure (intervention physique sur une pellicule pratiquée dans l’école lettriste) et décrypter les mécanismes complexes de la persistance rétinienne, de l’anamorphose ou de la polyvision.
Le tout illustré de nombreuses citations de plumes aussi diverses et éclairantes que celles de Merleau-Ponty, de Lucien Rebatet, de Chris Marker, de Sacha Guitry, de Gilles Deleuze, de Dziga Vertov ou d’André Breton pour n’en nommer que quelques uns. On est tenté, en refermant ce dictionnaire foisonnant, de donner raison à Alain Badiou, abondamment cité dans l’ouvrage, qui remarquait : « On peut aller au cinéma le samedi soir pour se reposer et s’élever par surprise. »