La littérature est-elle née d’un délire ? C’est un peu la question qui se pose en creux dans ce livre. Car le livre de Chevillard est creux, terriblement creux et cela fait son terrible attrait en même tant que sa profonde vacuité.
En effet, le dispositif est un creux absolu : l’histoire, les sciences, les arts, etc. actuels ne seraient possible que par le creux laissé par l’inexistence de Dino Egger. Telle est la conjecture quantique que déploie le narrateur putatif, Albert Moindre (déjà employé ailleurs par Chevillard), détaillant au fil des récits ce que ce Prince des Possibles de Dino Egger aurait apporté à l’humanité, s’il avait pu exister.
Cela tourne vite au délire, au vertige de la liste d’inventions toujours poétiques et drolatiques, qui finissent par interroger par leur vacuité, en effet : tout ça pour ça ? Si peu de choses importantes essentielles : loin d’être révolutionnaire, Dino Egger est une bouffonnerie, ses actions sont presque des clichés, ses inventions des canulars improbables. Et c’est là à mon sens que se fait le déclic. Certes la jouissance de l’absolu littéraire a ses charmes. Un temps. Puis la clownerie déçoit, et c’est là que ça devient intéressant.
Albert Moindre, met ainsi petit à petit en scène la débâcle de l’invention de ce Dino Egger qu’il s’est créé pour échapper à sa médiocrité. Mais la médiocrité rattrape tout. Le génie supposé de Dino Egger, tue peu à peu Albert Moindre, devenu le Dr. Jekyll de ce Mr Hyde à tout le moins grotesque.
Il y a là une belle réflexion – en creux à nouveau – sur la création littéraire, qui m’a rappelé cette remarque de Nietzsche : « Faire des plans et concevoir des desseins s’accompagne de bien des sentiments agréables, et qui aurait la force de n’être rien sa vie durant, qu’un bon faiseur de projets serait un homme heureux ; mais il lui faudra bien, à l’occasion, se reposer de cette activité, en réalisant un de ses plans, et voilà le dépit et la désillusion. » (Humain, trop humain, II, § 85). Eh oui. En creux de l'histoire c'est la destruction de l'histoire même raconté par l'écrivain médiocre et la victoire son échec qui prend vie à son détriment (le rêve de l'écrivain maudit, je suppose), mais cela avec un pied de nez redoutable au lecteur attaché à ne lire que le texte et à ne pas y prendre plaisir en y lisant aussi autre chose.
En creux, oui, tout un ensemble de choses résonne dans ce creux qu’évoque la matrice de Dino Egger : la voix de Kafka, disant avec lassitude que les chefs d’œuvres inconnus ne manquent à personne puisqu’il n’y a personne pour les regretter, celle d’Artaud, qui cette fois teintée d’humour exprimant qu’« il faut en finir avec les chefs d’œuvres », et pourquoi pas celle du Galilée de Brecht déclarant « Malheureux le pays qui a besoin de héros ». Ceux-là, bien sûr, mais d'autres (pourquoi pas Jacques le Fataliste et toute l'aporistique post-moderne) dans une œuvre métafictionnelle, c’est tous les souvenirs du lecteurs qui font écho dans cet espace littéraire.
Et l’on comprendra que l’ouvrage soit donc définitivement entre deux sortes de « creux » qui l’un l’accuse et l’autre le sauve.