"La rage est puissante. Les souvenirs d'enfance aussi."
Forcément, quand on attend un roman depuis si longtemps, on a, au moment de le commencer, un mélange d'impatience et d'angoisse. Shining est le premier roman que j'ai lu de Stephen King (que dis-je ? je ne l'ai pas lu, je l'ai dévoré !). C'était il y a plus de 20 ans maintenant. Une véritable claque. Alors, 20-et-quelques années plus tard, quand j'ai appris la parution future de ce Docteur Sleep, j'ai quasiment sauté au plafond. Mais en débutant la lecture, je me suis posé l'inévitable question : sera-t-il à la hauteur ?
King, dans sa postface, désamorce l'éventuel sentiment de déception que l'on pourrait ressentir : quand on compare avec un souvenir, on privilégie automatiquement le souvenir, dont on a inconsciemment augmenté les qualités.
Shining date de 1977. Le petit Dan Torrance avait alors 5 ans. Et nous assistons à son évolution. Et nous le retrouvons en mauvaise posture, alcoolique jusqu'à la moelle des os, se réveillant dans des taudis auprès de jeunes femmes inconnues et tout aussi défoncées que lui, tentant de se rappeler pourquoi il a ces contusions un peu partout. Véritablement prisonnier de la boisson, loque humaine, morale et sociale, vagabondant à tout hasard sur les routes américaines. Une épave.
Tout cela dans un but : faire taire le Don. Enterrer ce Don qu'il possède depuis la naissance, qui s'est atténué naturellement à l'âge adulte, mais qui ne s'est jamais éteint. Etouffer aussi les souvenirs liés au Don, ces images de l'Overlook et de ses démons, des Gens-Fantômes monstrueux qui venaient encore régulièrement le hanter.
Puis, Dan va s'installer dans la petite ville de Frazier, où il trouvera un emploi et, surtout, un patron qui va le parrainer chez les Alcooliques Anonymes. mais nous, fidèles lecteurs du King, nous savons qu'il faut toujours se méfier des petites villes tranquilles. En effet, à peine arrivé, il se trouve face à plusieurs manifestations du Don.
En dire plus serait en dire trop. Le roman va à une vitesse impressionnante, et ses 585 pages se dévorent littéralement. Comme d'habitude, les chapitres sont très courts (je crois que le plus long atteint les 6 pages) et l'alternance entre les 3 personnages principaux crée un rythme haletant. King parvient à instaurer un suspense terrible. Concrètement, il n'y a pas vraiment d'énigme mais une sorte d'énorme compte à rebours, qui rend le roman impossible à lâcher.
Certains romans de King mettent du temps à démarrer. Duma Key ou Sac D'os (pourtant tout deux remarquables, parmi les meilleurs mêmes) savent prendre leur temps pour implanter l'ambiance. Dans Docteur Sleep, l'action commence au bout d'une page et demie environ. Et ne retombe jamais !
Toutes les qualités habituelles de Stephen King sont présentes ici. D'abord, sa faculté de s'inspirer de sa propre vie (quand il a écrit Shining, King lui-même était un alcoolique sévère) pour créer des personnages complexes et réalistes, des Américains moyens qui se trouvent confrontés à quelque chose qui les dépasse. La psychologie est fouillée et une grande partie du suspense trouve son origine dans l'inconscient des personnages. Cela permet aussi à l'auteur de créer une forte cohérence interne au roman. Tout ce qui arrive est justifié par la psychologie de ses personnages. Pas de facilité de scénario.
L'autre qualité, c'est la présence de réflexions que l'auteur fait naître sans que le lecteur s'en rende forcément compte. King n'est pas du genre à proclamer haut et fort "ATTENTION !!! CE LIVRE EST INTELLIGENT" et pourtant, la réflexion qu'il propose sur "comment peut-on vivre avec son passé ?" est vraiment impressionnante. Dan est avant tout prisonnier de son passé. Le passé traumatisant, certes, mais aussi le passé honteux. Et l'un des enjeux majeurs du roman, c'est de tenter de surmonter toutes les angoisses et les images d'horreur qui viennent du passé et qui empêcher d'avancer. Réussir non pas à oublier le passé, mais à vivre avec.
A cela s'ajoute également une réflexion sur la mort, liée au titre Docteur Sleep et au Don qui est revenu.
Au final, un grand roman, un excellent divertissement, dont, peut-être (mais je chipote un peu), le seul vrai défaut, c'est le manque d'envergure de la méchante.