Cette critique concernera non seulement l'oeuvre de Molière, mais sera surtout une analyse d'une adaptation de cette-dernière par Irina Brook : Dom Juan... et les clowns.
Brook est un nom fameux dans le monde du théâtre. En effet, le metteur en scène britannique Peter Brook a marqué bien des esprits pour avoir notamment renouvelé les pièces de Shakespeare par son inventivité. Cependant, ce n’est pas à son père qu’Irina Brook doit sa notoriété : la metteure en scène franco-britannique mérite largement le succès qu’elle a. Avec Dom Juan… et les clowns, elle montre l’étendue de la créativité dont elle est capable, accompagnée à la perfection par la Compagnie Miranda. A partir d’un premier travail de Mario Gonzalez, Irina Brook livre une revisite intelligente et inventive du Dom Juan de Molière.
L’adaptation d’une œuvre riche
En 1665 a lieu la première représentation de Dom Juan par la troupe de Molière : la pièce est alors jouée sous le nom du Festin de Pierre. Elle retrace l’histoire du personnage éponyme Dom Juan, incorrigible séducteur refusant toutes les contraintes religieuses, morales ou sociales de son époque. Ce personnage inconstant en amour vogue de conquêtes en conquêtes, défiant chaque jour le Ciel contre lequel les autres protagonistes de la pièce ne cessent de le mettre en garde. Il tiendra tête au courroux divin jusqu’à la mort, et restera digne et fidèle à ses idées ad vitam æternam.
Dom Juan appartient à une époque où le classicisme s’est imposé, et paradoxalement la pièce se rapproche davantage du style baroque. Là où le classicisme exige l’ordre, le baroque le repousse, et les deux mouvements s’opposent radicalement. Le thème de l’inconstance amoureuse, la présence du surnaturel, la liberté de ton et de composition et l’irrespect des règles du théâtre classiques laissent à penser que Dom Juan n’est pas exactement une comédie classique. De plus, son dénouement caractérisé par la mort de son personnage principal l’associe davantage à une tragi-comédie baroque.
Les libertés que prenait déjà Molière au XVIIe siècle permettent à Irina Brook de s’en octroyer elle aussi. Si la revisite qu’elle propose est fidèle à l’esprit de la pièce originale, elle y apporte des éléments et des tons nouveaux, sans oublier quelques modifications au niveau du texte. Certaines répliques, scènes ou personnages sont en effet supprimés (discours sur le tabac, discussion sur la médecine, personnages de Gusman et de M. Dimanche, etc…). Il est regrettable de voir certains passages coupés : celui qui nous manquera le plus est sans doute le débat entre Dom Juan et Sganarelle concernant la médecine, cette scène rappelant fortement Le Malade Imaginaire que Molière écrira huit ans plus tard.
Cependant, la metteure en scène ajoute également des répliques, ou plutôt des interventions qui ne sont au final que le fruit de l’adaptabilité et de moments d’improvisation délicieux des comédiens. L’autre ajout notable est celui de scènes musicales lors de l’ouverture, en guise d’entractes (entre les actes II et III et entre les actes III et IV), et lors de la conclusion également. Les acteurs défilent, munis d’instruments grâce auxquels ils construisent une mélodie sur laquelle ils chantent. Semblables à une troupe de cirque, ils donnent à ces intermèdes une forte connotation absurde. La musique est réutilisée lors de l’intervention du surnaturel dans la pièce. L’arrivée mystique de la statue animée du Commandeur est accompagnée de rythmes au tambour et du légendaire Lacrimosa de Mozart, donnant à la scène un air fantasmagorique et faussement grave.
A l’instar des lumières, la scénographie est très simple : là où Molière avait engagé des peintres pour créer des décors qui changeaient à chaque acte (l’unité de lieu était allègrement piétinée), ici Irina Brook préfère laisser un maximum de place aux comédiens qui remplissent très bien la scène à eux seuls. Une coiffeuse côté cour et une table dressée qui n’intervient qu’à l’acte V constituent les seuls éléments de la scénographie. Les accessoires sont volontairement décalés par rapport à l’époque de la pièce : on notera la présence d’un polaroïd et d’un fer à repasser notamment, toujours employés à bon escient pour provoquer le rire. A l’inverse, les costumes sont en accord avec le style du XVIIe siècle et permettent de distinguer la classe et le rôle de chaque personnage. Souvent hyperboliques (la robe de mariée de Done Elvire ou sa tenue de religieuse par exemple), ils sont couronnés par ce nez de clown que tous les personnages arborent à l’exception de Dom Juan.
Vers le comique de l’absurde
L’œuvre de Molière est déjà drôle à la lecture, la voir jouer ne peut manquer de susciter l’hilarité du public. Cependant, Irina Brook ne se laisse pas bercer par la facilité d’une direction d’acteurs fade et plate. Elle s’attelle en premier lieu à souligner les caractères atypiques des personnages, et certaines fois même à inciter ses comédiens à interpréter de manière novatrice des protagonistes à fort potentiel comique. Thierry Surace correspond parfaitement au personnage fier, entêté et ingénieux de Dom Juan, à l’instar de Jérôme Schoof qui livre une très bonne interprétation du personnage de Sganarelle, en idiot bien-pensant épuisé par les méfaits de Dom Juan. Les traits de caractère de Done Elvire sont exagérés jusqu’à l’hystérie du personnage, que son interprète Sylvia Scantamburlo fait osciller entre tristesse et rage. Jessica Astier et Christophe Servas se distinguent par leur performance étonnante dans les rôles respectifs de Charlotte et Dom Louis. Jessica Astier (Charlotte), paysanne cruche et pétillante, rayonne sur scène par son jeu sur-vitaminé et remplit le théâtre de sa voix criarde et nasillarde. Ainsi, chaque comédien est happé par son personnage et la créativité d’Irina Brook mêlée à leurs performances épatantes parviennent à pousser le comique de caractère à son maximum pour exploiter les personnalités fortes de l’œuvre de Molière.
- La Compagnie Miranda au complet -
Le comique de geste est également omniprésent. Le jeu est très dynamique : courses, cris, jeu au sol, la scène bourdonne de vie et d’énergie. Les couloirs sont fréquemment utilisés pour créer des effets de comique sur les entrées et sorties des personnages. Certains passages sont presque chorégraphiques : la scène réunissant Dom Juan, Charlotte et Mathurine durant laquelle le séducteur abuse les deux paysannes en est un exemple. Cette vitalité débordante n’empêche pas les comédiens d’introduire des subtilités dans leur jeu, en témoignent les regards significatifs que Sganarelle (Jérôme Schoof) jette à son maitre tout au long de la pièce.
Il fut souvent dit que certaines scènes de Dom Juan rappelaient la farce, courte pièce d’origine médiévale dont le comique repose sur des personnages bouffons et ridicules. C’est sur cette caractéristique qu’Irina Brook joue pour apporter un nouvel éclairage sur le classique de Molière. Dès l’ouverture de la pièce sur la fanfare que forment les comédiens, on comprend que le ton adopté flirtera avec l’absurde. Ce sont bel et bien des clowns qui jouent sur scène, et leurs réactions démesurées collent avec ce costume. Au milieu des cris et des grands gestes, seul Dom Juan demeure raisonnable, entouré de cette folie. Les touches décalées se multiplient jusqu’à atteindre leur apogée lors d’un combat de boxe entre Pierrot ou Dom Juan ou encore lorsque Dom Louis autrefois paraplégique exécute un moonwalk parfait et tout à fait inattendu en guise de sortie. L’univers du cirque est également très présent, il est d’abord latent dans l’attitude des personnages avant d’exploser dans la scène de magie des frères Dom Carlos et Dom Alonse. C’est un festival de pitreries qui mêle mimes risibles, tours de magie ratés et bravoure raillée des deux personnages. Ainsi beaucoup de scènes sont tournées en dérision comme celle des voleurs, supposée impliquer un danger mortel, et celle du spectre, censée inspirer l’effroi. La démesure dont ces personnages font preuve entraine des comiques de situations hilarants, et fait d’eux des êtres extrêmement sensibles et tragiquement drôles.
Un autre domaine dans lequel les comédiens de Dom Juan… et les clowns sont doués est celui d’harponner le public. Ils pourraient facilement y arriver sans abimer le 4ème mur, mais en le brisant ils attirent encore davantage l’attention du spectateur qui peut être impliqué dans la pièce à tout moment. Le public sera pris à part par Sganarelle, participera aux conquêtes de Dom Juan et un spectateur chanceux aura même l’occasion d’incarner la fameuse statue du Commandeur pendant une scène. Cependant ces particularités ne sont pas toutes préparées : elles sont également le résultat de l’improvisation des comédiens. Un homme qui quitte la salle ou un public trop hilare alors que les personnages sont dans une situation sérieuse ne manqueront pas d’interpeler les acteurs qui y réagiront. Jérôme Schoof (Sganarelle) va même jusqu’à faire une réflexion sur son statut de comédien : « On fait du théâtre, c’est du sérieux ! » répondra-t-il à des rires qui peinent à s’arrêter. La force des acteurs réside donc dans leur capacité d’adaptation qui suscite à la fois les rires et le respect du public. Et les spectateurs, qu’ils aient 5 ou 85 ans, riront tous comme des enfants devant ces clowns à l’humour savoureux.
« Rien n’est capable de m’imprimer de la terreur »
Une chose est sûre, Dom Juan… et les clowns est bien plus appréciable si on connait bien l’œuvre originale. En effet, chaque choix dans la mise en scène, chaque pointe d’humour a un propos bien précis dont on peut trouver la source dans la pièce de Molière. Mais pour le comprendre, un regard en arrière est nécessaire.
En 1665, Molière écrit Dom Juan. C’est un an après que sa pièce Tartuffe, qui dénonce l’hypocrisie de certains religieux et plus largement l’hypocrisie en général, ait été censurée par le parti des dévots. Molière doit faire vivre sa troupe et écrire une autre œuvre qui cette fois-ci doit être représentée en public. L’impression que donne Dom Juan ou plutôt Le Festin de Pierre selon le nom que portait la pièce lors de sa sortie, c’est celle d’une critique des libertins comme Dom Juan, que le Ciel punit par la mort. Le séducteur est présenté comme le parfait contre-exemple de ce que doit être un honnête homme. Cependant, si on s’y penche, la pièce a un tout autre sens. S’il est dépeint comme un homme sans principe, Dom Juan est également la victime du fanatisme religieux provenant des gens qui l’entourent… à l’instar de Molière lorsque sa pièce Tartuffe est censurée. De plus, lors de ses discussions avec Sganarelle, Dom Juan est toujours d’une intelligence et d’un bon sens supérieurs, tandis que son valet lui oppose des arguments instables et grotesques le plus souvent. Enfin, Dom Juan est puni par le courroux divin lorsqu’il envisage de se convertir à l’hypocrisie que Molière hait tant : l’auteur rappelle ainsi que le thème de Tartuffe n’était pas la critique des dévots, mais bien celle de l’hypocrisie.
Comment ces messages sont-ils traduits dans la pièce d’Irina Brook ? La metteure en scène s’applique à souligner et à rendre plus clair le propos de Molière. Les nez de clowns que portent les personnages sont son principal outil dans cette démarche. Ils sont la métaphore de l’aveuglement des personnages de la pièce par l’Eglise, par Dieu et par les règles préconçues qui maitrisent leur vie. Ainsi, le seul personnage qui parait éclairé est Dom Juan : il n’a pas l’attitude clownesque des autres protagonistes et dénote dans un monde de fous où il ne trouve pas sa place. Lorsqu’il pense à adopter lui aussi cette attitude en apparence, il revêt symboliquement ce nez de clown qui écrase la raison. Tout à coup, la voix de l’acteur, sa posture, ses gestes, tout change en Dom Juan pour le transformer en un pitre de plus. Irina Brook présente un regard inédit sur l’esprit de Dom Juan et son mode de vie. Elle le dépeint en résistant refusant de se soumettre aux principes stupides allant jusqu’à affronter la mort la tête haute dans sa formidable obstination. Au fond, Dom Juan n’a qu’un véritable amour : celui de la liberté.
- Une image représentant bien l'humour tragique de la pièce. -
Dom Juan… et les clowns est une pièce remarquable. Si elle séduit les plus jeunes par son humour infaillible et son énergie inépuisable, elle éblouit les plus grands par la pertinence de sa mise en scène, les performances de ses comédiens, et la sagacité de son propos. Son burlesque lui permet de souligner par diverses farces la gravité du sujet qu’elle traite en réalité. Irina Brook dévoue finalement sa pièce à la liberté qu’on refuse au personnage principal, tout en prenant elle-même des libertés dans la mise en scène. Elle nous rappelle quel beau lieu est un théâtre, endroit dans lequel on peut remettre en cause les mœurs de sa société (et le conformisme dont Dom Juan est le détracteur est toujours d’actualité) derrière des masques salvateurs.