Dom Juan
7.3
Dom Juan

livre de Molière (1665)

Dom Juan, c’est le genre de pièces à se laisser voir dans toutes les mises en scène : des plus platement, lourdement, académiquement médiocres (Au théâtre ce soir, oui !…) aux plus « Comédie Française = soin + exigence » (celles de Lassalle), en passant par du plein air (Delcampe à l’Abbaye de Villers-la-Ville) ou des trucs plus ou moins expérimentaux (Mesguich et son Sganarelle en infirmière cochonne dans l’acte III). Je suis sûr qu’on pourrait même proposer, si ce n’est pas déjà fait, un Sganarelle gay ou un Dom Juan amateur de voluptés manuelles et inédites (« La Statue. Donnez-moi la main. / Dom Juan. La voilà. / La Statue. Dom Juan, l’endurcissement au péché », etc., acte V, scène 6)… Dans ma mise en scène rêvée, tous les personnages seront très laids, surtout Elvire, qui devra être très jeune, et sauf peut-être Sganarelle ; ce dernier voudra à tout prix annexer les conquêtes de son maître ; Dom Juan aura au moins la quarantaine, juste pour donner un peu de piment au « c’est qu’il est jeune encore » de la première scène ; et aucun personnage ne le regardera en face.
Ce qui est beau avec Dom Juan, c’est que d’un point de vue dramatique, au moins une scène sur deux ne sert à rien. Passe encore pour le premier acte, bien que tout cela ait pu être expédié plus promptement. Mais ensuite, c’est un florilège d’inutilités… Acte II : le trio de paysans ne fait pas avancer l’action d’un poil, et d’ailleurs on ne le reverra plus ; seule la dernière scène ré-enclenche la machine. Acte III : la scène du pauvre, un chef-d’œuvre, mais sans justification narrative. Acte IV : un défilé de personnages dramatiquement dispensables – Monsieur Dimanche, qu’on ne reverra plus, Dom Louis, qui pond deux répliques et puis s’en va, et Elvire, qu’on ne reverra plus. Acte V : enfin un peu d’action !
C’est que Dom Juan est moins une pièce de théâtre qu’un portrait, à ce titre plus proche des Caractères de La Bruyère que de la comédie classique. D’ailleurs Dom Juan n’agit presque jamais, en-dehors du combat à l’épée expédié en coulisses – règle de bienséance oblige – et en deux coups de cuiller à pot entre les scènes 2 et 3 de l’acte III. Mais pour parler, çà, il parle ! Projets amoureux, mots doux de séducteur, vantardise auto-satisfaite, pseudo-dialogue socratique, défi, négociation entre gentilshommes, éloges divers et variés, anti-profession de foi, punchline d’adolescent, repentir jésuitique ou refus tout aussi jésuitique d’un duel : Dom Juan maîtrise tous les types de paroles, pour tous les types de public.
« Vous savez bien que vous me permettez les disputes, et que vous ne me défendez que les remontrances » (III, 1), lui dit Sganarelle : le maître sait bien que dans un débat, il aura le dessus sur son valet. Tandis qu’avec les reproches, il n’y a pas de dialogue, donc aucune possibilité de victoire. Or, il n’y a pas qu’en amour que Dom Juan est lâche.
On note aussi, et c’est lié, – y a-t-il d’autres héros du théâtre classique qui soient dans ce cas ? – qu’il n’y a dans Dom Juan pas un seul monologue de Dom Juan, qui permettrait au public d’y voir clair. « Oh quel homme ! quel homme ! quel homme ! » (V, 2) est-il alors vraiment ? Dandy avant l’heure ou athée intègre ? Machiavélique bourreau des cœurs ou cœur pur pris au piège de ses pulsions ? Petit macho primaire qui ne sait que séduire et se battre ou un homme supérieurement intelligent qui a tout compris à la société ? Enfant ennemi de toute frustration ou enfant privé d’une mère qui est la grande absente de la pièce ? Ment-il vraiment lorsqu’il déclare à Elvire « Je vous avoue, Madame, que je n’ai point le talent de dissimuler, et que je porte un cœur sincère. » (I, 3) ? Est-ce un prétexte, une vérité ou une vérité qui lui sert de prétexte lorsqu’il rappelle à Sganarelle : « Je te l’ai dit vingt fois, j’ai une pente naturelle à me laisser aller à tout ce qui m’attire » (III, 5) ? De là, l’ambiguïté donc la richesse formidables de la pièce et du personnage qui lui donne son titre.


J’ai d’abord pensé que le couple paysan du deuxième acte était inutile, non seulement à l’intrigue (cf. plus haut), mais aussi au portrait d’un homme dont on s’imagine bien qu’il saute sur tout ce qui porte jupon ; je me disais qu’il s’agissait seulement de faire rire au détriment des culs-terreux, ce qui est efficace sur scène sans être forcément intéressant. Mais on trouve, dans ce fatras, un jeu d’échos entre quelques répliques qui concernent directement le sujet : « ça n’est ni biau ni honnête de n’aimer pas les gens qui nous aimont » (Pierrot à Charlotte, II, 1) ; « j’aimerais mieux me voir morte que de me voir déshonorée » (Charlotte à Dom Juan, II, 2) ; « j’aime mieux te voir crevée que de te voir à un autre » (Pierrot à Charlotte, II, 3). Or, si Dom Juan pourrait faire sien le premier précepte de Pierrot, il traite d’un égal dédain les questions de la mort et de l’honneur : cette indifférence morale le distingue foncièrement de Charlotte (cf. aussi ses divergences de vue avec Don Carlos dans la scène 3 de l’acte III). Quant à la jalousie manifestée par le paysan, elle est totalement étrangère à Don Juan, qui se moque bien qu’une ancienne conquête fût « crevée » ou « à un autre », pourvu qu’il l’ait séduite auparavant : ce dernier constitue un cas rare de séducteur non-possessif. (À la rigueur, s’il les préfère en vie, c’est pour pouvoir les réinviter dans son lit : cf. sa réponse à Elvire dans la scène 6 de l’acte IV…)
Cette analyse à propos des paysans pourrait être faite pour chacun des autres personnages de la pièce, tant il est vrai que ceux-ci ne semblent fonctionner que comme des anti-Dom Juan. Au premier rang desquels il faut parler de Sganarelle – et certains voient de lui le véritable héros de la pièce. (Pour moi, Dom Juan reste le héros et Sganarelle un personnage principal, même s’il me paraît évident que les deux rôles sont également intéressants à jouer.)
Sganarelle est un poltron glouton et superstitieux que son maître frappe de temps en temps : jusque là, pas de quoi le distinguer d’un valet de comédie classique. Comme Dom Juan, il n’évolue pas, subissant passivement les événements ; et si Dom Juan parle beaucoup, au bout du compte c’est Sganarelle qui le premier et le dernier mots. Créé par Molière, il se charge de ridiculiser les médecins (III, 1), dont il conchie la robe (III, 5) : la nature de ce lien entre le dramaturge et un personnage de sa pièce est déjà plus intéressante. Surtout, s’il n’y avait pas Sganarelle, Dom Juan ne serait pas une pièce si subversive : le « grand seigneur méchant homme » (I, 1) puni, « la société est sauvée » (ça, c’est Victor Hugo), tout serait bien qui finirait bien. Entendons-nous bien : si Dom Juan meurt par un arrêt du Ciel, ce n’est pas en tant que séducteur – libertin au sens moderne –, mais en tant qu’athée matérialiste – libertin au sens classique – particulièrement endurci. (On pourrait noter, d’ailleurs, à quel point cette condamnation semble aujourd’hui hypocrite : « séduisez et raillez qui vous voulez, semble dire le Ciel, semez le désespoir amoureux et l’humiliation autour de vous : ce qui est grave, c’est de ne pas vous en repentir. »)


La religion, c’est-à-dire dans l’optique du XVIIe un pilier social, est si mal défendue ici par Sganarelle – tout comme la morale est fort mal défendue par Dom Louis – que c’est à raison qu’une partie de la critique d’alors y a vu une attaque. (Je ne reviens pas sur cette piètre défense, « le Moine bourru », la tirade ridicule de la scène 2 de l’acte V, tout ça, tout ça. Ce qui serait intéressant, c’est de savoir comment se conduirait Sganarelle s’il était au service d’une Elvire, par exemple…) Il me paraît tout à fait justifié que certaines mises en scène jouent délibérément la carte du carton-pâte pour l’engloutissement final du mécréant : la condamnation de Dom Juan sonne si faux qu’on ne doit pas y croire.

Alcofribas
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le 18 avr. 2017

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