Don Quichotte est une œuvre aussi déroutante que séduisante. Elle est aussi tout à fait anachronique à plus d’un titre. Roman de chevalerie, bien que purement parodique, il est important de se rappeler qu’il arrive à une époque où la période chevaleresque est complètement révolue (don Quichotte lui-même se demande si les formes d’enchantement depuis l’écriture des livres qu’il chérit tant). Cependant, on y retrouve tous les codes du roman moderne bien avant sa démocratisation, avec notamment la diversité des personnages et de leurs points de vue, l’abandon du religieux, l’adoption de la prose et du comique…
Cervantes nous offre un une histoire hautement non-linéaire, assez chaotique, dans laquelle les innombrables aventures de don Quichotte et de son fidèle écuyer Sancho Panza sont sans cesse interrompues par l’apparition de nouveaux personnages et le récit de leurs propres aventures, souvent orthogonales au cours du roman. Le récit paraît ainsi bien désorganisé mais on trouvera une certaine cohérence à l’approche du dénouement. De plus, la variété apportée par l’alternance entre narration, récit d’aventures, interventions extérieures, passages de romans chevaleresques, sonnets, chansons, et même une nouvelle, rend l’œuvre dynamique et plaisante à lire. En particulier, la sublime nouvelle intitulée « où il est prouvé que la curiosité est un vilain défaut » est un petit bijou d’intrigue amoureuse qui anticipe tous les codes de la littérature romantique du XVIIIème siècle.
Enfin, il va sans dire que don Quichotte est, de la première à la dernière ligne, une satire. Tous les sujets y passent et tous sont attaqués avec beaucoup d’intelligence et de comique par Cervantes. Entre autres, il y fait une critique exacerbée de la société féodale, des romans chevaleresques et de la chevalerie dans son ensemble, mais aussi, chose plus osée, du clergé et du pouvoir royal en place. En effet, Cervantes se moque sans détours du curé du village qui organise un autodafé de romans de chevalerie, qui manquent de réalisme et ne sont bon qu’à rendre fou. Mais au moment de choisir lesquels auraient le droit à ce triste sort, il en sauve bon nombre qu’il trouve de très bon goût. Ces actions ridicules et hypocrites seront confirmées à de multiples reprises, notamment lors de l’entretien avec le chanoine qui partage son avis. Des sujets aussi sensible que l’inquisition et la censure seront aussi largement critiqués.
Venons-en maintenant aux protagonistes de cette merveilleuse fresque, en commençant par le plus extravagant des héros de roman, l’ingénu hidalgo don Quichotte, aussi connu sous le nom de chevalier à la triste figure (après avoir perdu bon nombre de ses dents lors d’un épique combat). Mais avant de devenir aussi illustre, notre personnage n’était qu’un gentilhomme dénommé Alonso Quichano, dont la principale occupation consistait à lire des romans de chevalerie au point de devenir fou et de se projeter totalement dans cet imaginaire. Du jour au lendemain, il se fait chevalier errant, se choisit une dame de manière tout à fait arbitraire, Dulcinée du Toboso, à qui il se recommandera avant chaque périlleuse aventure, change de nom et part à la conquête de la gloire éternelle. Don Quichotte devient le défenseur des faibles et des opprimés, le pourfendeur de tous les dangers, il est désintéressé, altruiste, généreux et aussi ridicule que vaillant. Don Quichotte ne cesse de rendre perplexe quiconque le rencontre par l’ambivalence de son caractère, tantôt talentueux orateur, tantôt délirant et empêtré dans sa folie lorsqu’il s’agit de parler de sa profession de chevalier errant.
Notre curieux héros ne se sépare jamais de sa flamboyante monture Rossinante et de son fidèle écuyer Sancho Panza. Ce petit paysan, assez simple d’esprit, bon vivant et trivial, dévoué mais cupide est le parfait compagnon d’aventure. N’étant pas atteint par la même folie que celle de sont maître, mais motivé par la promesse de devenir empereur d’un magnifique archipel, Sancho Panza le suit dans chacune de ses mésaventures et tente toujours de lui faire entendre raison en l’alertant des embarras qui les attendent, sans succès. Un des duos les plus comiques de la littérature.