N'est pas mort ce qui à jamais dort
ce n'est pas sans une certaine appréhension que je me suis lancé dans la lecture de ce roman mythique. Mérite-t-il sa réputation ? On sait tous que les classiques ne sont pas tous des chefs d’œuvre.
Bien sûr, pas de faux suspense, puisque vous voyez la note. Ce livre est nettement plus qu'un incontournable du fantastique : c'est un des monuments de la littérature britannique, tout simplement !
Jonathan Harker est une sorte de notaire. il se rend en Transsylvanie pour conclure un contrat avec le comte Dracula, qui vit seul dans son château. Mais, très vite, Harker se trouve prisonnier de cet étrange hôte, avant de découvrir sa véritable nature. Trop tard : caché dans des caisses de terre, Dracula est déjà parti pour l'Angleterre.
L'organisation du roman est sans faille. il se présente, de façon très moderne, comme une suite de lettres et d'extraits de journaux intimes échangés par les personnages principaux. L'action se met progressivement en place et tout se déroule avec une logique implacable.
Les personnages constituent peut-être le seul défaut du roman. Les "gentils" en particulier : Jonathan et Mina Harker, Lord Goldaming, Van Helsing, Seward, Quincey Morris... si on en croit les descriptions, ils sont beaux, forts, intelligents, gentils, aimables, bien élevés... et nobles ! Je crois que l'adjectif "noble" doit apparaître un bon milliard de fois dans le roman. ça en deviendrait presque caricatural...
... mais ça peut s'expliquer d'une autre façon. L'histoire du roman se déroule dans un contexte très chrétien. Dracula n'est vraiment horrible que s'il est implanté dans un contexte religieux qui parle de résurrection des morts et de damnation éternelle. De plus, les références religieuses foisonnent. or, dans un tel contexte, le manichéisme est une évidence. Si les personnages "gentils" sont si "nobles", c'est pour contrebalancer l'abomination du vampire.
le personnage de Dracula lui-même n'apparaît qu'assez peu. Un peu au début, puis à la fin. Mais dans le milieu du roman, il est devenu invisible ; ou plutôt, on devine sa présence derrière tout ce qui va mal. Le moindre événement mauvais cache son empreinte. Il n'est pas présent physiquement, mais son influence est partout.
Car Dracula n'est pas seulement un vampire ordinaire. Dracula est un symbole. Il représente le Mal. Une maladie, c'est Dracula. Un naufrage, c'est Dracula. Le fog qui constitue un tel danger pour les navires, c'est Dracula. La folie, c'est Dracula. Tous les animaux honnis (rats, loups, chauves-souris), c'est Dracula.
A ce titre, je crois que mon personnage préféré du roman, ce fut Renfield, le malade mental interné dans l'asile de Seward, et qui passe son temps à dévorer des mouches (ou des araignées, ou autres). Je trouve que c'est lui qui montre le danger de Dracula de la façon la plus évidente. L'esprit vidé de sa raison, la régression à un état quasiment animal, la perte de toute dignité humaine, l'esclavage servile envers le Maître : Renfield est une sorte de terrain d'expérimentation de Dracula.
L'aspect le plus fascinant du roman, c'est sa profondeur quasi infinie. Le nombre de thèmes abordés est impressionnant.
C'est d'abord un roman bien dans son époque. On y retrouve la fascination pour les recherches sur l'esprit. On y parle de Charcot, on pratique l'hypnose, une partie importante du roman se déroule dans l'hôpital psychiatrique où on réfléchit sur la raison et la folie, etc. Deux ans avant la parution de L'Interprétation des rêves, Bram Stoker donne une importance capitale au monde onirique comme révélateur de vérités enfouies.
Mais attention à ne pas faire de Dracula un roman de scientifiques. Bram Stoker apparaît comme l'opposé de Jules Verne ; là où l'écrivain français pensait que la science peut tout expliquer et doit faire disparaître toutes les superstitions, le britannique veut redonner vie à ces légendes antiques. Le personnage de Van Helsing ne cesse de répéter que les légendes et les superstitions contiennent des vérités sur notre monde, de ces vérités que la science cherche à étouffer car elle ne peut les expliquer. "Les années anciennes avaient, ont encore des puissances exceptionnelles que nul modernisme ne pourra jamais abattre".
Bram Stoker a fait un énorme travail sur les légendes et les mythes de différents pays. Le personnage de Dracula est la survivance d'un passé mystérieux et mythique dans un monde devenu rationaliste et qui a chassé les légendes.
En fait, si je devais classer ce roman, je dirais qu'il appartient au symbolisme, tant je trouve de rapprochement avec Huysmans ou Villiers de l'Isle-Adam.
Il y a tant d'autres choses dont on pourrait parler... La domination de Dracula comme représentation du désir sexuel est une évidence, par exemple.
Le roman est long mais, finalement, presque rien n'y est inutile. Et comme l'action rebondit de nombreuses fois, je ne m'y suis pas ennuyé un seul instant. On y voit Van Helsing agir sans donner la moindre explication ; de nos jours, alors qu'on connaît le roman sans l'avoir lu, le suspense est un peu éventé, mais à l'époque, ça devait être terrible ! Un roman formidable, un chef d’œuvre dont l'influence fut, bien sûr, exceptionnelle (en le lisant, j'ai beaucoup pensé à Lovecraft).