Ce tome contient une narration visuelle, publiée pour la première fois en 1985, réédité en 2010. Il s'agit d'un roman-photo dont le scénario et le montage ont été réalisés par Marie-Françoise Plissart et Benoît Peeters. Les photographies ont été réalisées par Marie-Françoise Plissart. Il contient également une postface de 4 pages, rédigée par Véronique Danneels, communicatrice et pédagogue en milieu muséal, et professeur à l'Académie des Beaux-Arts de Tournai. Il comprend également un essai de 47 pages rédigé par Jacques Derrida (1930-2004).


Dans un lit, deux femmes nues sont en train de se caresser dans une étreinte amoureuse. Une photographie sous verre est posée contre l'un des murs. Leurs vêtements blancs gisent au pied du lit. Elles se trouvent dans une très grande pièce dans un appartement cossu. L'étreinte se poursuit, la femme bouclée prenant l'initiative des caresses, puis sa partenaire. Puis elles s'allongent en cuillère, la femme aux cheveux courts et raides derrière la femme aux cheveux bouclés. Leur image se reflète dans un immense miroir de quatre mètres de haut. Elles sont dans une pièce baignée de lumière, avec une hauteur sous plafond de plus de quatre mètres. Dans la pièce d'à côté, deux fauteuils sont en vis-à-vis, de part et d'autre de l'âtre. La femme aux cheveux bouclées s'est allongée sur le ventre, le regard vers la fenêtre. La femme aux cheveux raides est allongée sur le dos et elle fume. Elle se tourne et approche le bout incandescent de sa cigarette du dos de sa partenaire, mais sans le toucher.


La femme aux cheveux bouclés se lève et s'habille, sous le regard de sa partenaire qui est maintenant couchée sur le ventre. Elle met ses chaussures et sort par la porte. Elle arrive en haut de l'escalier et le descend en entrevoyant son image dans un miroir. Elle arrive en bas de l'escalier et sort à l'extérieur dans un immense parc, avec une pièce d'eau agrémentée de jets d'eau devant elle. Elle court vers la pièce d'eau et la contourne, car elle a aperçu une silhouette au loin. Il s'agit d'une troisième femme habillée en noir qui la prend en photo. La femme en blanc court après la femme en noir. Celle en blanc chute dans un escalier et celle en noir la prend en photo. Ce cliché se retrouve au mur d'une autre chambre où deux femmes sont couchées dans un lit, recouvertes par un drap. La femme aux cheveux bouclés est habillée d'un pantalon et d'un chemiser noir ; sa compagne est nue sous le drap. La première se lève et arrache les photographies qui sont accrochées au mur. Elle les prend sous son bras et s'en va. L'autre femme se lève à son tour et s'habille.


Voilà une lecture des plus déroutantes. Il s'agit d'un roman-photo : 100 pages contenant de 1 à 6 photographies en noir & blanc, sans aucun texte. La seule exception se produit en page 50 quand une femme chauve écrit un texte en espagnol le temps de 2 cases, ou plutôt 2 photographies. À l'évidence pour un lecteur de bandes dessinées, la lecture coule de source : une narration visuelle et séquentielle, la disposition des photographies induisant une suite logique de l'une à l'autre, ne serait-ce que chronologique. Abordé de cette manière, cet ouvrage constitue une lecture rapide (en particulier du fait de l'absence de texte). Les personnages sont très incarnés, car il s'agit de photographies, sans le phénomène de simplification, plus ou moins important, que produit le dessin. Du coup, il observe vraiment d'autres individus, plutôt que de pouvoir parfois se reconnaître dans un personnage. De la même manière, les décors sont présents dans toutes les pages, sauf à une ou deux exceptions près pour un très gros plan sur un visage. Pour les différents environnements, la photographie produit le même effet que pour les personnages : ce sont des lieux existants. Ils sont tous situés à Bruxelles, et la postface de Véronique Danneels les cite : le musée de l'Afrique Centrale à Tervuren, les anciens magasins Old England, l'Hôtel Astoria, le Musée du Cinquantenaire, les quartiers sociaux d'après-guerre, entre la rue Blas et la rue Haute. Bien sûr, comme les acteurs, ils ont été choisis par Marie-Françoise Plissart avec une intention d'auteur.


D'ailleurs, le lecteur trouve en page d'ouverture le nom des actrices et de l'acteur par ordre d'apparition : Jean von Berg, Anne Hauman, Brigitte Smagghe, Marie-Sygne Ledoux, Harry Cleven, Marie-Luce Bonfanti, Aleydis Deforge et Fanny Roy. Il se laisse séduire par la relation sexuelle plus érotique que pornographique en ouverture. Il accepte bien volontiers de suivre la femme bouclée rhabillée dans le parc et constater qu'elle est observée. Il perd un peu le fil avec la photographie de la chute de cette femme, qui se retrouve affichée sur un mur, impliquant une forme d'ellipse temporelle, certainement vers un instant situé plus tard. Il se retrouve à nouveau déstabilisé quand, page 25), l'autre femme (ou la troisième, à moins que ce ne soit déjà la quatrième) se retrouve elle aussi devant photographie, mais une autre, qui sert de passage vers une scène vraisemblablement située dans le passé, entre elle et un homme devant la cheminée, celle aperçue page 7, sauf s'il s'agit d'une autre. L'autrice utilise le montage photographique pour jouer avec le temps, à tel point que la structure du récit forme une épanadiplose, se terminant par la même étreinte que celle du début. Enfin presque, parce que la quatrième de couverture comprend une nouvelle photographique qui vient ajouter une coda qui donne un sens un peu différent à ce qui vient de se passer. En cours de route, à nouveau par le biais des photographies contenues dans les photographies, le lecteur s'est retrouvé face à 2 jeunes filles en train de jouer aux dames, sûrement un retour dans le passé mettant en scène 2 des femmes apparaissant au temps présent.


Le lecteur remarque que Marie-Françoise Plissart utilise les codes de la bande dessinée pour le montage. Elle joue avec les dimensions des photographies. Elles sont toutes rectangulaires, sagement juxtaposées l'une à côté de l'autre. Le montage diffère en fonction des séquences. Il peut y avoir une unique photographie de la taille de la page, ou plus petite avec beaucoup de marges Il peut y avoir 4 photographies de la même dimension, 2 sur chacune des 2 bandes, ou bien des photographies de la largeur de la page, ou de la hauteur de la page, ou encore d'autres dispositions. Le lecteur marque aussi la rigueur des cadrages, le jeu avec les miroirs et les glaces, avec les embrasures de porte amenant une autre forme de cadre. Malgré les qualités formelles évidentes et la maîtrise de la narration visuelle, sans oublier le charme des actrices, le lecteur reste un peu frustré de sa lecture au premier degré car l'histoire semble incomplète, superficielle. Il y a bien quelques scènes qui ressortent pour leur mise en scène : celle de la course poursuite dans les escaliers, celle de la chute dans le parc, la visite nocturne des quartiers sociaux d'après-guerre. Il y en a d'autres qui sont étonnamment parlantes comme le face à face entre la femme et l'homme, malgré l'absence de tout mot. De temps à autre, le lecteur est également bluffé par un décor, ou par un angle de prise de vue. Mais l'histoire en elle-même le laisse sur sa faim. Ça lui semble un peu court pour un ouvrage mis en avant comme un sommet du genre par Jan Baetans dans La petite Bédéthèque des Savoirs - tome 26 - Le roman-photo (avec Clémentine Mélois).


Du coup, le lecteur entame le texte de Jacques Derrida (1930-2008), philosophe ayant travaillé sur la déconstruction et la différance. La quatrième de couverture ne donne pas d'indication quant à la nature du texte du philosophe. Le lecteur découvre une sorte de dialogue, entre un homme et une femme. Il comprend progressivement qu'il s'agit d'un commentaire sur le roman-photo Droit de regards qu'il vient de lire, écrit spécifiquement sur cet ouvrage. Tout doute est dissipé quand Derrida cite des numéros de page auxquels le lecteur peut donc se reporter. Le texte commence par : Tu ne sauras jamais, vous non plus, toutes les histoires que j'ai pu me raconter en regardant ces images. Le lecteur comprend ce qu'il devinait confusément : la lecture de Droit de regards nécessite une participation active de sa part pour devenir une histoire, pour faire sens. L'absence de mot nécessite que le lecteur se raconte une histoire. La construction du récit et les photographies l'incitent à chaque page à le faire, lui fournissant plus de matière qu'il ne peut s'en douter. Le philosophe attire l'attention du lecteur sur le fait que le titre programme très puissamment la lecture de l'œuvre. Au fur et à mesure de son essai, Jacques Derrida évoque les jeux de mots, ou plutôt les jeux d'image sur le thème des dames (le jeu, mais aussi l'opposition noir/blanc, ou encore les 100 pages répondant aux 100 cases), la possession de la photographie, les faux semblants, la liberté d'interprétation, les symboles (à commencer par les différents cadres), la femme au crâne rasé qui écrit elle aussi une histoire, la simultanéité de la présence des images sur la page, même si leur ordonnancement implique une succession, les éléments signifiants et récurrents (l'eau, les miroirs, les cigarettes, etc.), les duels, le symbole de la chute, les formes d'enfoncement qui évoquent la pénétration, la réalité de ce qui est photographié (c’est-à-dire des objets réels et pas de la pure imagination), et même le fait qu'il s'agit de photographies en langue française, en tout cas se prêtant bien à une interprétation en langue française. Au fil du texte, le lecteur reste abasourdi par la quantité de pistes de lecture qui s'offrent à lui, qu'il n'avait pas soupçonnées pour la majeure partie. Il peut faire la part de l'interprétation faite par Jacques Derrida, et ce qui se trouve réellement sur la page, dans les photographies. Il écrit explicitement : N'importe qui, pourvu qu'il s'entende à voir, a donc le droit de regard, c’est-à-dire aussi d'interprétation pour ce qu'il prend ainsi en vue. Petit à petit, il établit des liens entre différentes photographies. Par exemple, cette dame chauve qui écrit, écrit peut-être ses souvenirs. Elle effectue un travail de mémoire, reconstruisant à posteriori son histoire, comme si elle accolait des souvenirs visuels, les uns à côté d'autres, comme si elle ordonnait des photographies ayant capturé et figé des instants du passé.


Le lecteur ressort complètement tourneboulé de la lecture du texte de Jacques Derrida. Il prend conscience que ce roman-photo ne lui a pas parlé, surtout parce que lui ne s'y est pas assez investi, parce qu'il n'a pas été acteur de sa lecture, parce qu'il ne s'est pas raconté une histoire (ou plutôt plusieurs). Benoît Peeters et Marie-Françoise Plissart ont créé une œuvre qui met en scène la nature relative du récit, le fait que chaque lecteur y perçoit une histoire un peu différente, en fonction de sa culture, de son histoire personnelle. En outre, sa lecture est éphémère, inventive, plurielle, plurivoque. L'histoire d'amour au premier degré se double d'une réflexion sur la nature du récit, mais aussi d'un regard psychanalytique sur les symboles que sont les différents lieux et objets.


Jacques Derrida conclut en indiquant que : Vous connaissez l'état du marché de la culture ou de l'inculture photographique. Il est sans public, il rend invendable et donc illisible un produit de ce type, une œuvre qui n'appartient à aucun genre légitime : ni roman-photo, ni photographie dite d'art, ni cinéma muet, ni bande dessinée, etc. Il faut donc engendrer un public. Par du discours (titres, préface ou postface, signes de reconnaissance, évaluation qu'on suppose accréditées, effets d'autorité), il fallait donc rendre l'œuvre présentable, recevable, exposable, légitime. Ainsi le philosophe explicite les raisons pour lesquelles cette lecture est si déroutante : le lecteur n'a pas d'expérience préalable pour ce genre quasiment neuf, il n'arrive pas à identifier quelles thématiques ou œuvres cette lecture présuppose, il est déstabilisé par l'opposition entre cette forme de langage poétique et son expérience de la vie quotidienne. Il s'aperçoit en cours de route que ses systèmes de référence (BD ou roman) ne sont pas pertinents. C'est une aventure de lecture, la découverte d'une forme narrative inédite, malgré ses apparences de familiarité.


En se lançant dans une histoire sans parole sous forme de roman-photo, le lecteur se dit qu'il va trouver un récit s'apparentant à une bande dessinée, mais avec des photographies. Il n'est pas du tout prêt à l'expérience de lecture qu'il s'apprête à vivre. Il ne s'agit pas d'une comédie dramatique premier degré, ni d'une simple enfilade de photographies utilitaires, ni même d'une histoire. Il s'agit d'une réflexion philosophique à plusieurs niveaux, avec un versant psychanalytique, incitant le lecteur à participer pour raconter, à réfléchir sur la manière dont les images lui parlent, à expérimenter une narration visuelle sans équivalent.

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le 3 févr. 2019

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