Voici le livre:
Du Champagne, un cadavre et des putes, troisième volume, est le noyau thématique du roman dans son ensemble, la discussion idéologique qui en justifie le scénario et se base sur lui comme élément de preuve et de démonstration. C'est un long essai sur la prostitution et la marginalité, presque complètement dépourvu d'intrigue — ce qui n'est pas une condamnation ; c'est à remettre dans son contexte, puisque qu'il ne s'agit que d'une portion d'un immense roman.
Ce tome 3 est beaucoup plus difficile d'approche que les précédents, alors prenons du recul ("reculer", étymologiquement : repartir dans la direction de son cul) et parlons un peu philo — j'ai déjà fait le coup pour le tome 2, mais ça s'impose encore davantage ici, et on va essayer une approche un peu différente, un peu moins rédaction structurée et un peu plus stream-of-consciousness.
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Parlons de théorie. Je veux dire, parlons du *concept* de théorie ; c'est quoi, une théorie ?
Une théorie, c'est le produit d'une induction : à partir d'objets spécifiques du monde réel, on construit des catégories, des abstractions, et à partir d'un fait réel observé, on construit une règle qui décrit le comportement de ces catégories. On met la réalité en équation, ce qui nous permet de décrire, et même de prédire comment elle se comporte.
Observation : je tiens une pomme dans ma main, je la lâche, elle tombe.
Théorie : les objets qui ne sont pas supportés sont irrésistiblement attirés vers le sol.
C'est par l'induction que notre cerveau appréhende la réalité. Nous faisons, inconsciemment, depuis notre naissance, des inductions, tout le temps.
Une induction, ce n'est pas une déduction. Dans une déduction il y a un élément de vérité incontestable :
A : Quand il pleut, le sol est humide.
B : Il pleut.
Conclusion : Le sol est humide.
Si A et B sont vrais, alors la conclusion est aussi forcément vraie.
Dans une induction, au contraire, il n'y a pas de preuve. On *généralise* une observation pour essayer de créer une règle qui prédira les observations futures, mais on a aucune garantie que ça marchera toujours. Même si la pomme tombe 1 million de fois de suite quand je la lâche, il suffit qu'une seule fois elle ne tombe pas, et mon induction est réfutée.
Mais on n'a pas le choix : on *doit* s'appuyer sur l'induction pour décrire la réalité — c'est si impératif qu'on le fait instinctivement, on est génétiquement programmés pour ça — car on a *que* des observations de cas particuliers à notre disposition : on ne peut pas ouvrir le capot de l'univers pour regarder directement ses algorithmes à la loupe, on ne peut que tester son comportement encore et encore, pour avoir des théories de plus en plus affinées, mais toujours des théories. Même notre exemple de déduction plus haut contient une induction en A.
L'objectivité, la certitude à 100% sont donc impossibles. On part du principe que la réalité à laquelle nous accédons par nos sens existe, *pas* parce qu'on en a la preuve, mais parce que c'est tout ce que nous avons. La première des inductions, c'est d'accepter que l'image du monde construite par notre cerveau correspond bien à quelque chose de réel — et si je rejette cette hypothèse, je n'ai rien à lui substituer ; la réalité fournie par mes sens est la seule réalité à laquelle j'ai accès.
Même les expériences mystiques, qui se veulent au-delà du monde physique, ne nous sont accessibles que par nos sens. Peut-être que Dieu parle directement à notre âme, mais si notre âme ne fait pas partie du monde matériel, alors elle nous est invisible, et il est impossible d'entendre la voix de Dieu.
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Il est important de comprendre qu'une théorie, ce n'est pas la réalité — c'est une abstraction de la réalité. C'est une *carte* qui n'est pas le *territoire* qu'elle représente.
La confusion entre carte et territoire conduit au purisme — refuser de mettre à jour une théorie qui a été réfutée par de nouveaux éléments, parce qu'on a investi de la valeur dans la théorie en tant que finalité et non plus en tant qu'outil, qu'on voit la théorie comme un objet du monde réel, et non plus comme un reflet de ce monde — et au prescriptivisme — qui va encore plus loin et traite la théorie comme ayant priorité et cherche à plier la réalité pour qu'elle se conforme à la théorie.
C'est en partie de l'instinct de survie : les théories constituent l'intégralité de notre modèle du monde, et sans elles nous sommes aveugles — nous avons donc une profonde motivation à développer un modèle du monde qui soit le plus fiable possible — pas le plus *vrai*, mais le plus apte à favoriser notre survie — et nous avons donc aussi une grande motivation à *croire* notre propre modèle, à avoir foi en lui — douter du modèle, c'est douter de la réalité, ce qui n'est pas bon pour la survie. On veut non seulement croire ce qui est "vrai", mais on veut *croire que ce qu'on croit est vrai*.
On est donc mal disposés à croire *autre chose* et à accepter des informations qui remettent en question notre modèle du monde. Si mon modèle du monde me dit que Dieu n'existe pas, non seulement je le crois, mais je veux croire que j'ai raison de le croire, et non seulement je suis incapable de croire que Dieu existe (puisque, selon mon modèle, ça serait croire consciemment quelque chose de faux — absurde : croire quelque chose, c'est croire que cette chose est vraie, par définition), je suis même incapable de *vouloir croire* que Dieu existe, car ce serait vouloir croire quelque chose de faux, ce qui va contre mon instinct.
(Une tel fonctionnement du cerveau, une telle difficulté pour assimiler de nouveaux éléments qui contredisent l'expérience passée, une telle inefficacité à construire un modèle du monde qui s'approche de la réalité, ça peut sembler mauvais pour la survie, mais "brains are survival engines, not truth detectors. If self-deception promotes fitness, the brain lies" — Blindsight ("Vision aveugle", en français) de Peter Watts, excellent bouquin de SF qui fait beaucoup pour déconstruire, sur un mode assez sombre et dérangeant, l'idée qu'on a de la façon dont l'esprit humain fonctionne — oui, je vous fais la critique d'un autre livre *au milieu* de la critique principale).
Et donc le puriste refuse de moderniser l'orthographe — créée pour représenter la langue parlée d'une certaine façon dans le passé — alors que la phonétique a beaucoup changé depuis et rendu l'orthographe de plus en plus inadaptée à la représenter — car pour le puriste, l'orthographe n'est pas un outil de représentation de la langue, c'est la langue elle-même, et en s'opposant à ce que l'orthographe change, il s'oppose à ce qu'on change sa vision de la langue — et c'est un cercle vicieux, car en l'absence d'enregistrements vocaux très anciens, l'orthographe qui reste la même pendant plusieurs siècles conforte le puriste dans l'illusion que la langue ne change pas. Bien sûr, l'absence de changement de l'orthographe est elle-même une illusion — Molière n'écrivait pas dans notre orthographe, mais ses pièces sont réimprimées "transcrites" dans la graphie moderne pour en faciliter la lecture, ce qui donne l'illusion d'une orthographe — et donc d'une langue — qui ne change pas.
(L'illusion se dissout si on essaye, par exemple, d'écrire le français en alphabet arabe : la graphie a radicalement changé, mais c'est toujours du français ; il suffit à un locuteur français d'apprendre la nouvelle graphie et il peut alors lire ces textes aussi facilement que ceux écrits en alphabet latin, sans avoir à apprendre un seul nouveau mot de vocabulaire, une seule nouvelle règle de grammaire, un seul nouveau phonème, car c'est bien la même langue qui est transcrite. La carte a changé, mais pas le territoire.)
Et donc le prescriptiviste décrète que le sens moderne d'un mot est "faux", que le "vrai" sens est le sens plus ancien, le sens enregistré dans le dictionnaire — comme si ce dernier avait été décidé arbitrairement par des sages, ou même avait miraculeusement surgi du néant comme une conception immaculée, toute innovation ne pouvant alors être perçue que comme une corruption. Le prescriptiviste insiste pour qu'on dise "une boisson alcoolique" et non "une boisson alcoolisée" — sous prétexte qu'étymologiquement, "alcooliser" signifie qu'on *ajoute* de l'alcool — ça ne le gène pourtant pas qu'étymologiquement, "alcool" est un mot très ancien qui signifie "poudre d'antimoine", et on ne le voit pas non plus insister pour que le mot "septembre" soit employé pour le septième (et non le neuvième) mois de l'année.
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Si la théorie est une carte, on peut donc avoir plus d'une théorie (carte) pour la même observation (territoire). Comme une théorie n'est pas la réalité, on pense moins aux théories en termes de "vrai" ou "faux", mais plutôt en termes de précision et d'utilité relatives par rapport à différent buts.
Si on doit, par exemple, calculer la vitesse résultante d'une balle de tennis qui roule à 10 km/h sur le sol d'un wagon de TGV qui se déplace à 320 km/h, l'équation d'Einstein — u=(v+u')/(1+(vu'/c^2)) — nous donne un résultat plus précis, plus juste (329,999999999999094... km/h) que l'équation de Galilée — u=v+u' (330km/h).
Mais pour une différence de moins d'un nanomètre par heure, il est beaucoup plus simple, rapide, intuitif et efficace d'utiliser la seconde équation — un tel niveau de précision n'a aucun intérêt pour des observations ordinaires ; la première équation n'est utile que si on observe des objets extrêmement rapides — au minimum plusieurs kilomètres par seconde.
Une théorie non-optimale au bon moment est préférable à une théorie optimale au mauvais moment (principe bien connu des joueurs de Tetris).
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La possibilité de théories multiples et contradictoires pour un même territoire dépend pour beaucoup de ce que ces théories décrivent. La théorie mathématique, parce qu'elle part d'un nombre extrêmement restreint d'observations et a pour principe guide la cohérence interne, — le but de la théorie mathématique est de se prédire elle-même sans créer de contradiction — est par définition unique (même si elle a des zones d'ombre, comme la valeur de zéro puissance zéro ou les théorèmes d'incomplétude de Gödel).
En contraste, une théorie musicale, ce n'est qu'une théorie de la façon dont un compositeur — ou un groupe de compositeurs sur une période et une géographie données — agence des tons et/ou des rythmes dans le temps en suivant des règles syntaxiques et une structure holographique, mais sans employer d'éléments sémantiques (ce qui distingue la musique de la langue) — et comme il y a une infinité de façons de concevoir de tels agencements, sans qu'aucun critère de vérification objectif ne permette de dire que certains sont "vrais" et d'autres "faux", il y donc a une infinité de théories musicales contradictoires possibles, sans que ça ne pose problème.
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J'ai dit que traiter une théorie comme un modèle prescriptiviste était une erreur, un exemple de confusion entre carte et territoire, mais il y a une possible exception : les théories de la valeur.
Une théorie qui cherche à identifier ce que les individus et les groupes désirent, voire à définir objectivement des états de la réalité comme désirables en et pour eux-même, une théorie qui n'a pas un caractère strictement prédictif, et au contraire appelle à l'action de façon proactive — une théorie qui dit qu'il *faut* amener la réalité vers un certain état, au minimum pour satisfaire certains désirs humains, au maximum parce que ces états sont objectivement supérieurs et qu'il y a un impératif métaphysique à tendre vers eux — c'est un type de théorie où la prescription n'est plus une erreur d'interprétation de la théorie, mais bien son objet, ce pour quoi elle est conçue : une théorie qui construit une échelle de mesure et en définit certains points comme plus importants, plus désirables que d'autres, comme ayant plus de *valeur* — valeur qui peut être morale (bien et mal), esthétique (beau et laid), significative (raison d'être et vanité) [voir ma critique du tome 2] ou même économique (abondance et rareté).
Il y a cependant une différence fondamentale selon qu'on pense ces théories comme subjectives, comme une description de la psychologie humaine, des valeurs qui sont *dans nos têtes*, ou comme objectives, comme une description de la valeur en tant que propriété physique de l'univers aussi réelle que la masse. Cette différence influence le genre de théorie de la valeur qu'on peut construire : la théorie de la valeur travail fait sens si on pense la valeur économique comme une donnée métaphysique, liée de façon inhérente aux objets et représentative de leur identité fondamentale (leur âme) et du travail (énergie vitale) qui y est investi (insufflé), mais elle ne tient pas la route si on pense cette même valeur comme une description de la psychologie humaine, de ce à quoi les individus *attribuent subjectivement* de la valeur — dans ce cas-là, la théorie de l'offre et de la demande est bien plus cohérente ; autrement dit, il faut avoir un peu la foi pour être communiste !
Si on pense ces théories comme objectives, alors elles sont *terminalement* prescriptives — la théorie nous donne un ordre, une injonction dont dépend l'équilibre cosmique. Si on les pense comme subjectives, alors elle ne sont qu'*instrumentalement* prescriptives — elles nous indiquent une marche à suivre pour satisfaire les désirs humains, mais sans nous dire qu'il est obligatoire ou impératif de satisfaire ces désirs.
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Dans ma critique du tome II, j'ai à peine touché aux implications de mon nihiliste — c'est très facile d'avoir un nihilisme superficiel, de confondre ça avec du simple cynisme (confusion faite autant par ceux qui dénoncent que par ceux qui se réclament du nihilisme), mais le nihilisme tissé jusqu'au bout de sa logique, ça va très loin dans la déconstruction de nos intuitions de la réalité, au point d'être difficilement intelligible — si je commence à disserter sur la négation des concepts d'identité et de passage du temps, cette critique va irréparablement s'égarer et oublier de parler du livre dont elle prétend être l'analyse.
Mais c'est pour dire que Vaquette et moi, on a des visions de la réalité, des théories qui se contredisent sur presque tous leurs fondamentaux. Et plus spécifiquement, on a des théories de la valeur qui sont de types différents ; j'adhère strictement à une vision subjective de la valeur, quand Vaquette en adopte ouvertement une vision objective — certes avec un certain degré d'ineffabilité, de transcendance, en ce que Vaquette cherche réellement à toucher à des valeurs universelles (donc nécessairement simples, en nombre réduit et ne pouvant pas être parfaitement quantifiées) plutôt que d'ériger ses propres désirs et dégoûts, nécessairement individuellement spécifiques, en un système étriqué qui est imposé à tous par narcissisme — et aussi avec une reconnaissance de la spécificité et de la variation individuelle des êtres humains, si bien que les *valeurs objectives* de Vaquette ont une toute autre dimension que celles d'un puriste racorni, d'un curé mesquin moralisateur ou d'un khmer rouge, qui se veulent universels alors que leur vision du monde ne dépasse pas la périphérie de leur propre nombril.
Amusant paradoxe : pour avoir des valeurs objectives, Vaquette doit avoir un peu (beaucoup) de foi — c'est à dire un peu d'intuition, un peu d'instinct, quelque chose de pas complètement rationnel et conscient qui lui donne une orientation pour construire un système moral objectif (ce n'est pas en soi spécifique à Vaquette, à ce jour aucun philosophe n'a réussi à ancrer l'idée de morale, à la faire dériver logiquement de la seule observation du monde physique) — alors qu'en étant dans une approche qui refuse l'irrationnel de la transcendance, je dois me contenter d'une moralité strictement subjective.
C'est le très ancien conflit qui a lieu dans notre cerveau entre raison et intuition, empirisme et foi, conscient et inconscient ; l'efficacité et la vitesse des réflexes contre la minutie et la planification des actes conscients, la lenteur et la paralysie de l'intentionnel contre les erreurs internalisées et la suggestivité de l'inconscient. Est-ce que le meilleur musicien est celui qui joue une pièce en état de transe, qui en a totalement assimilé la structure et n'a plus besoin d'y penser, ou celui qui joue cette même pièce avec sa pleine attention, qui l'a apprise consciemment par cœur et sait toujours exactement ce qu'il joue et où il en est dans la performance ? Quand est-ce qu'un machiniste a le plus de chance de se blesser : lors d'une opération inhabituelle et difficile qui lui demande toute son attention et toute sa concentration, ou lors d'une opération de routine qu'il peut accomplir en pensant à autre chose, mais au risque de ne pas voir venir une erreur mineure mais fatale ?
Bien sûr, personne ne peut se passer totalement de l'un ou de l'autre mode de pensée ; mais selon le degré d'équilibre qu'on privilégie entre eux, on arrive à des façons de voir le monde radicalement différentes.
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Ce qui différencie le modèle de Vaquette de la plupart des autres modèles qui admettent un degré élevé de foi dans leurs fondamentaux, c'est que son modèle à lui n'est pas *aveugle* : Vaquette désire certes amener la réalité vers un certain état, mais il le fait en gardant à l'esprit la réalité telle qu'elle est dans le présent. En contraste, la plupart des modèles prescriptivistes ne voient *que* la réalité désirée, et ne peuvent donc ni construire un chemin rationnel entre l'Être et le Devoir Être, ni faire évoluer ce Devoir Être quand de nouvelles informations devraient modifier, ou du moins ajuster leur modèle de la réalité, de ce qu'elle est et donc de ce qu'elle devrait être.
De fait, la plupart des prescriptivistes sont *philosophiquement* aveugles. Lorsqu'une personne devient subitement aveugle, il peut se passer plusieurs mois avant qu'elle ne *réalise* qu'elle est aveugle, parce que le cerveau ne regarde pas le monde directement : il regarde *le modèle du monde* qu'il construit seulement en partie avec les informations données par les sens — la plus grande part de ce que nous croyons nous souvenir est *prédite* plutôt que *perçue* par le cerveau, si bien que quand nous cessons de percevoir, on peut encore aller très loin par prédiction ; notre modèle du monde est intacte, quand bien même il n'est plus mis à jour par des stimuli extérieurs, et le cerveau peut mettre très longtemps à réaliser que ces stimuli ont disparu.
C'est le piège où tombe presque toujours un modèle de valeurs prescriptiviste : celui d'un modèle aveugle qui ignore la réalité et n'est informé que par lui-même, qui est plongé dans un état de rêve et d'hallucination, où ce qu'il croit percevoir n'est en réalité que ce qu'il imagine, qui s'éloigne de la réalité jusqu'à ne plus rien avoir en commun avec elle ; une psychose philosophique, en somme.
C'est le piège que Vaquette a su éviter — son prescriptivisme part toujours de la réalité telle qu'elle est pour construire l'idée de ce qu'elle devrait être. Il observe, attentivement, en profondeur, et son idéal se met à jour quand ses observations lui apportent de nouvelles données.
Rien que pour ça il a du mérite ; éviter comme je le fais le prescriptivisme par une vision subjective et nihiliste de la valeur, c'est beaucoup moins périlleux — même si ce n'est pas la difficulté d'une méthode qui en détermine la pertinence — ça c'est le sophisme de l'argumentum ad consequentiam souvent utilisé par les prosélytes religieux et par les critiques du nihilisme, qui dénoncent une vision athéiste/nihiliste des choses sous prétexte qu'elle serait déprimante et/ou facile — mais notre modèle du monde n'a pas à être plaisant ou déplaisant, il a à être "vrai".
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Et pourtant, malgré ces différences semble-t-il irréconciliables entre ma vision du monde et celle de Vaquette, on se rejoint lui et moi en grande partie sur nos conclusions.
Je veux dire que, du fond de mon nihilisme, je ne vois moi non plus aucune raison d'empêcher les putes de putiser en rond, aucune différence fondamentale entre vendre une prestation sexuelle et gagner sa vie en monnayant n'importe quelle autre partie de son corps — vous connaissez un métier qui se pratique sans utiliser aucune partie de son corps (cerveau compris), par des moyens mystiques qui communiquent directement avec notre âme ? —, aucune raison morale qui pourrait sans incohérence demander qu'on interdise ou restreigne la prostitution mais ne rien avoir à dire sur d'autres activités où peuvent exister des déséquilibres de pouvoir et des situations d'exploitation et de contrainte — encore une fois, à moins d'être ermite, président de Google ou monarque absolu de droit divin, difficile de concevoir une profession où ce genre de situation est impossible.
J'ai une vision très biologique de la société, perçue à la fois comme un organisme à part entière qui évolue, soumis à la pression sélective de sociétés rivales et d'un environnement hostile, mais aussi elle-même comme un environnement qui influence la collection d'organismes qui y vivent, les soumet à une sélection qui favorise la coopération et l'empathie, et donc tend à éliminer les éléments sociopathiques et narcissiques en son sein. Le sociopathe est l'antithèse de la société ; une société disparait, par définition, quand elle laisse les sociopathes prospérer et prendre le contrôle — éliminer les sociopathes n'est pas juste un aspect parmi d'autres de la société, c'est son essence même : le processus d'élimination de la déviance anti-social, c'est *ça*, la société — au même titre que la reproduction des gènes n'est pas le "but" ou une "fonction" de la vie, mais bien la vie elle-même — la propagation des gènes, *c'est* la vie.
Mais la société ne peut pas survivre en forçant une coopération à 100%, une parfaite uniformité et homogénéité des valeurs de ses membres, une absence complète de déviance — car elle est en compétition avec d'autres sociétés, et soumise aux rigueurs de l'environnement — elle ne peut jamais cesser d'évoluer, sous peine, là encore, de disparaitre. Elle a donc besoin de mutations, c'est à dire d'individus curieux qui cherchent des réponses ailleurs que dans la norme, de marginaux, de créateurs.
Tous les marginaux ne sont pas des créateurs qui "améliorent" la société, qui lui profitent, mais la marginalité est le substrat nécessaire à l'existence des créateurs. La tolérance d'un certain degré de marginalité est ce qui fournit l'espace nécessaire aux savants, aux artistes, aux réformateurs, aux prophètes, aux stratèges, aux explorateurs pour chercher et créer en dehors des terres conquises, arpentées et balisées, où il n'y a plus rien à découvrir.
Bien sûr, si la société évolue en fonction de la pression des autres sociétés et de l'environnement, il en va de même pour les *éléments* de cette société, pour ses individus — y compris pour les sociopathes, qui pour survivre doivent s'adapter à la pression de la société qui cherche à les éliminer, si bien que presque dès le début de la civilisation, on voit apparaître des sociopathes *mutants*, plus à même de survivre dans les contraintes d'un environnement pro-social.
Quand les premiers fermiers ont domestiqué le blé, une partie du processus a consisté à arracher les "mauvaises herbes" qui parasitaient la récolte. Mais parmi ces parasites se trouvait un proche cousin du blé : le seigle. À force de se faire arracher, le seigle s'est mis à ressembler de plus en plus au blé — c'étaient les épis les plus difficiles à distinguer de ceux du blé qui avaient le plus de chance de survivre et de se reproduire — au point de devenir intéressant en tant que tel pour les fermiers qui se sont mis à le cultiver pour ses propres qualités, séparément du blé (on parle de mimétisme vavilovien).
De la même façon, plus la pression sélective de la société s'exerce contre les sociopathes, plus ils deviennent capables d'imiter un comportement non-sociopathique pour survivre sans être détectés. On voit alors apparaitre un premier type de mutant : le sociopathe charismatique, qui tout en restant dépourvu d'empathie et ne trouvant son plaisir que dans la satisfaction de désirs auto-centrés, incapable d'éprouver des sensations positives dans le partage et la coopération, est néanmoins capable de *donner le change*, de manipuler son entourage pour donner l'impression qu'il partage les valeurs du groupe, pour non seulement intégrer sa hiérarchie, mais y exceller (car dépourvu de scrupules et ne jouant pas avec les mêmes règles que les autres) et se retrouver au sommet — si bien que très vite dans l'histoire de la civilisation, ce type de mutant se retrouve à accaparer presque tous les postes de pouvoir.
Comme la sociopathie est cependant un trait très variable qui n'est pas facilement associé à un seul gène, un phénomène de régression à la moyenne fait que les enfants des sociopathes tendent à être moins sociopathiques que leurs parents, ce qui compense un peu le processus de domination des sociopathes charismatiques et fait que dans les sociétés héréditaires, la première génération passée, un semblant de bonne gouvernance et de stabilité peut voir le jour — jusqu'à ce qu'un autre sociopathe usurpe le pouvoir par la ruse ou la violence.
Si ce cycle déstabilisateur se reproduit trop souvent, il affaiblit la société et l'empêche de se développer. Il y a donc une pression évolutive à la mise en place d'un mécanisme régulateur, qui se manifeste par l'apparition d'un deuxième type de sociopathe mutant : le sociopathe domestiqué, qui sans être capable de dissimuler sa sociopathie de la même façon que le sociopathe charismatique, est au moins capable de la canaliser dans une direction socialement acceptée, et se retrouve donc mobilisé pour former le système immunitaire de la société — police, armée, inquisition — qui remplit la quadruple fonction d'assurer la stabilité des transmissions de pouvoir, de protéger la société contre la violence de sociétés rivales, de canaliser et/ou réprimer les mouvements de colère collectifs, et de dénicher et d'extirper les sociopathes "sauvages" — la majorité des sociopathes et des narcissiques qui sont tout en bas de l'échelle sociale, car incapables de fléchir leur comportement pour le faire entrer dans les normes de ce que la société considère comme acceptable, incapables même de *concevoir* qu'il y a un gouffre entre leur comportement et la norme. Rien de mieux pour exterminer ces sociopathes-là que d'autres sociopathes — comme le sociopathe n'éprouve pas plus de solidarité pour ses "semblables" que pour les gens ordinaires, il peut s'acquitter de cette tâche sans remord.
Gare aux maladies auto-immunes cependant : si les sociopathes domestiqués ne trouvent plus leur compte dans leur rôle de mercenaire, ils n'auront aucune hésitation à se retourner en masse contre le corps qu'ils sont censés défendre — la chute de l'Empire Romain comme celle de la Russie Tsariste ne sont que deux exemples parmi beaucoup.
Au milieu de tout ça, la survie des marginaux, des innovateurs, dont on a pourtant dit qu'ils étaient indispensables à la survie d'une société saine, s'avère difficile en toutes circonstances. Même quand la société est stable, un marginal, en particulier un dont la déviance n'apporte rien d'immédiatement profitable aux yeux des valeurs de la majorité de la société, peut facilement être confondu avec un sociopathe sauvage et être désigné, sinon pour l'expurgation, au moins pour la quarantaine et l'opprobre.
À cela s'ajoute une possibilité d'emballement de la forme stable du système, où les sociopathes charismatiques parasitent de plus en plus le travail du reste de la société, demandent toujours plus en payant toujours moins, se comportent comme des esclavagistes et affichent de plus en plus ouvertement leur mépris pour les ouvriers, les ingénieurs, les scientifiques et les artistes qui bossent pour eux, s'attribuent tout le mérite de leur travail tout en les traitant de faignants, de prétentieux, d'ingrats et de parasites quand ils se plaignent de leurs conditions de vie.
Et c'est au final une mauvaise affaire pour tout le monde ; la qualité des créations et la capacité générale à innover et à s'adapter à des obstacles inédits — dont les sociopathes profitent également — se dégradent, parce que tout le monde est trop fatigué et trop pressé pour bien faire, et parce que personne n'y trouve plus son compte ; la cohésion de la société et la propension de ses membres à se faire confiance s'affaiblissent, parce que tout le monde a l'impression de se faire arnaquer en permanence. Et tout ça crée de l'instabilité qui rend l'ensemble de la société conservatrice en réaction, et donc moins apte à faire face aux changements — quand l'avenir est incertain, on prend moins de risques mais point de vue de la théorie du jeu, on devrait faire le contraire — être prudent quand on gagne, audacieux quand on perd — mais la vie c'est pas une partie d'échecs, ni les humains des êtres purement rationnels.
Et quand cette spirale est à un stade avancé, que la société est à un niveau élevé de dégradation, qu'elle devient instable au point d'éruptions de violence, les têtes qui dépassent sont généralement les premières à tomber…
Elon Musk (je le nomme lui parce qu'il y a peu de risque que mes paroles lui nuisent, mais ils sont des centaines de milliers comme lui, à différent échelons de pouvoir) est emblématique de ces sociopathes charismatiques qui ont perdu de vue que tuer l'hôte pour s'engraisser plus vite est rarement une bonne affaire pour le parasite — les virus qui ont le plus de succès au monde, ce sont ceux du rhume ; celui de la variole, bien plus meurtrier, est éteint.
Voilà un homme qui se présente comme un brillant ingénieur, un grand inventeur, un créateur d'entreprises à succès, et dont le diplôme d'ingénieur est un faux — pardon, on dit "honorifique" — qui n'a jamais rien inventé et dont le titre de fondateur d'entreprise est un titre qu'il a *acheté* en même temps que ses entreprises, fondées par d'autres, mais "légalement", le fondateur, c'est lui (et dire que le monsieur, qui bénéficie de cette étrange fiction légale, et qui s'est fait implanter des cheveux plusieurs fois pour masquer sa calvitie, s'en prend aux transsexuels…) Et il passe son temps à demander que la société cesse de lui faire de l'ombre, il veut tout, tout de suite, payer toujours moins d'impôt tout en bénéficiant de toujours plus de subventions (tout en prétendant à chaque instant qu'il est un self-made man et que tout le succès de ses entreprises vient de l'investissement de son seul argent personnel), abolir tous les règlements qui le gênent, et il est absolument prêt à lécher le cul de la droite chisto-fasciste américaine pour obtenir ce qu'il veut — bien sûr cette même droite découvrira éventuellement que l'"anti-wokisme" de Musk est complètement, totalement opportuniste. Les sociopathes charismatiques n'ont absolument aucun sens de la loyauté, absolument aucun principe politique ; leur seule idéologie, c'est la satisfaction de leur égo sans considération et même activement au dépend de la vie d'autrui.
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Une société "saine", du point de vue de la sélection naturelle, est une société qui maintient un équilibre entre cohésion du gros de ses troupes, et préservation d'un espace propice à la marginalité — plus facile à dire qu'à faire, en particulier dans la mesure où la "société" ne décide rien, et aucun individu ou groupe n'en contrôle réellement la direction — tel un mouvement de foule (ce n'est jamais que ça, la société), personne ne peut prévoir comment les interactions entre la nature humaine, le niveau technologique, les conditions économiques et les tensions liées à l'environnement où aux sociétés rivales vont se refléter à grande échelle dans les orientations de la société — la peste noire a plus fait pour transformer la sociologie et l'organisation politique de la fin du moyen-âge et donner naissance aux idéologies de la Renaissance que tous les théologiens et philosophes de cette même époque.
Donc quand je dis qu'il faut des marginaux à la société, ce n'est pas de ma part une déclaration d'intention, un programme politique, une injonction — c'est la simple description d'un fait biologique. Mais j'arrive néanmoins à la même conclusion que Vaquette, celle d'une défense de la marginalité, dont l'existence n'est pas simplement un droit, une accommodation faite aux "mauvais élèves" de la société, mais une nécessité : la société a *besoin* de marginaux pour survivre.
Vaquette y arrive par un tout autre chemin, par celui de l'empathie, par celui de la morale (au sens noble d'une conscience intime du bien et du mal, pas au sens étriqué de préjugés, dégouts et phobies réifiés en valeurs), par celui de la foi (au sens noble de transcendance, pas au sens étriqué de superstition) — un chemin sans doute plus compréhensible, plus accessible, disons plus familier à la majorité des gens que mon nihilisme clinique — mais pas nécessairement plus facile, sinon tout le monde serait Vaquette ; la morale et la foi ne supportent pas facilement le genre de compromis dont la majorité a besoin pour fonctionner.
Indéniablement, ce que fait Vaquette est difficile, je veux dire pas juste ce roman, mais sa philosophie, sa façon d'être, sa démarche d'existence toute entière, c'est une route avec un millier d'obstacles et de chausse-trapes (un seul "p", il n'y a pas de trappe dans un chausse-trape, étymologiquement — pensez plutôt à "trépigner"), qu'il navigue pourtant avec succès.
Comme j'ai sous-entendu plus haut que je rejetais la théorie de la valeur travail au profit de celle de l'offre et de la demande, il ne serait pas cohérent de ma part de dire que le résultat de la démarche de Vaquette a de la valeur *spécifiquement* parce qu'elle est difficile — il y a des tas de choses difficiles à faire qui n'ont aucun intérêt pour personne, pas même pour celui qui les entreprend.
Mais la rareté du résultat, mise en regard du nombre de gens qui comme moi sont en demande très forte d'une telle œuvre, ça crée bien, au moins subjectivement, de la valeur. Et si cette rareté résulte directement de la difficulté de la démarche, on comprend alors le besoin pragmatique de récompenser le résultat de cette démarche à la hauteur de cette difficulté — le meilleur moyen de faire faire quelque chose à quelqu'un, c'est de lui en donner la motivation intrinsèque — lui donner les moyens de faire ce qu'il a envie de faire.