En 2015 à Chillicothe dans l’Ohio, la disparition jamais élucidée de six femmes, toutes des prostituées junkies, dont quatre retrouvées mortes dans un cours d’eau, faisait courir la rumeur d’un tueur en série négligé par la police en raison du piètre statut des victimes. L’une d’elles ayant fréquenté la même école que Tiffany McDaniel, l’auteur leur rend hommage dans un roman entre ombre et lumière, aussi noir que somptueusement onirique.
Tout à leurs rêves d’enfants, les deux petites jumelles Arc et Daffy n’en sont pas moins confrontées à de bien dures réalités. Depuis qu’une overdose a emporté leur père, les « johns », autrement dit les michetons, seuls moyens pour leur mère et leur tante à la dérive de financer leur dépendance à l’héroïne, défilent à la maison, égarant parfois leur convoitise jusqu’aux fillettes. Leur grand-mère leur ayant appris à raccommoder le « côté sauvage » de l’existence comme l’on rentre les bouts de fils au revers d’une couverture au crochet, elles parviennent toutefois, à force de fantaisie et d’imagination, à retourner la vilaine face du monde pour en fantasmer une plus jolie version.
Elles conserveront cette habitude leur vie durant, bien après la mort de « mamie Milkweed », et même quand, désormais de jeunes femmes, la réalité sordide s’avérant de plus en plus difficile à conjurer, elles se seront elles aussi mises à chercher dans la drogue une nouvelle forme d’évasion. Comme leurs amies reines le temps d’un shoot mais bien vite rendues aux inextricables ténèbres de leur milieu d’origine, elles essaieront jusqu’au bout d’oublier la violence, la déchéance et la peur, surtout lorsque la rivière commencera à les voir flotter une par une dans ses eaux, mortes assassinées, sans que cela émeuve grand monde. De toute façon, Arc le sait depuis ses onze ans et son enfance abusée : « à qui pouvez-vous dénoncer les démons quand les démons sont ceux-là mêmes à qui vous allez les dénoncer ? »
D’un réalisme du noir le plus épais pour autant exempt de misérabilisme, ce roman social inspiré d’un sauvage fait divers s’illumine d’une langue tout en poésie, opposant à l’horrible crudité des faits une fantaisie enfantine pleine de fraîcheur, relayée par une sagesse merveilleusement imagée. Celle d’abord d’une grand-mère tâchant de préserver ses petites-filles avec le peu de moyens dont elle dispose, faite sienne ensuite par Arc la narratrice, d’autant plus touchante d’humanité et de dignité qu’elle n’a que cela comme bouclier face au déterminisme social et toutes les catastrophes qu’il lui réserve. Lorsque l’on naît au fond du trou, il est très difficile d’échapper aux pierres que la vie jette.
Après Betty et L’été où tout a fondu, Tiffany McDaniel tire de son Ohio natal une nouvelle tragédie sociale, reflet d’une réalité cruelle qu’elle investit avec plus de flamboyance que jamais.
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