Pourquoi lire Nietzsche ? S'il est des questions qui interpèlent, celle-ci révèle une certaine idée de la superfluité du questionneur. Nietzsche fut-il autre qu'auteur de son époque, l'un des nombreux témoins de ce mouvement décadent qui se répandit à travers le monde occidental à la fin du XIXème siècle. En somme, Nietzsche se fit le rapporteur allemand du décadentisme, de cette génération déboussolée, en pleine crise de valeurs, prête à se rattacher à quelque idée neuve pour cristalliser sa rébellion face à un monde devenu stérile. Le christianisme, ou plutôt la révélation de son imposture, provoqua le dégout de la jeunesse européenne intellectualisée du XIXème siècle pour les croyances. Il fallut alors proposer un nouveau modèle de civilisation pour l'avenir car la sécularisation actuelle de la morale soutenait la contradiction entre le rejet de la foi et l'approbation de ses principes. Nietzsche conçut toute une dynamique autour de son concept d'art dyonisiaque, quoiqu'il ne développât explicitement son système (lui, l'apôtre de l'antiraison), nous pouvons raisonnablement supposer qu'il s'agissait d'un semblable retour à l'état de nature, à ce que son meilleur ami (refoulé) Rousseau avait imaginé (Crépuscule des idoles - Flâneries inactuelles, 48).
Lire Nietzsche ou ne pas lire Nietzsche, la question n'a finalement que peu d'importance. Ce qui compte réellement, c'est de savoir quelle leçon tirer de Nietzsche. Ne faudrait-il pas mettre en parallèle le « nietzschéisme », le marxisme et le christianisme pour montrer que le même enseignement découle de la lecture de leurs œuvres ? Nietzsche rejette les maladifs (dont il fait partie), Marx rejette la bourgeoisie (dont il fait partie), les apôtres de Jésus-Christ rejettent le mensonge (dont ils sont l'expression). Si ces condamnations sont louables en ce que ces notions recouvrent effectivement l'expression d'une dégénérescence, combien cela cache-t-il en réalité d'hypocrisie derrière l'impossibilité de traduire leurs idées en actions ? C'est-à-dire que ces trois idéologies apparaissent uniquement comme négatrices devant l'impuissance de leurs velléités créatrices. Aucune d'entre elles n'est proprement nihiliste, toutes reposent sur la même base, la même erreur, la cause véritable de ce monde dégénéré : la tradition.
Ecce homo est un livre déceptif en ce qu'il n'offre pas le Nietzsche qu'on aurait espéré lire, le vrai Nietzsche, celui que tout lecteur attentif a démasqué depuis son Humain, trop humain : l'homme faible, l'homme veule, l'homme malade. Cet ouvrage, c'est Nietzsche avec un masque qui décline son identité. Transpirant d'égo, il représente le mieux son auteur, la lecture s'en trouve fluidifiée par ce style tout naturel. Certains lecteurs aimeraient se convaincre de la mise en scène, de la théâtralité de l'œuvre nietzschéenne, de l'ironie mégalomane. Hélas, Nietzsche, ainsi qu'il le dit lui-même, ne fut plus que l'ombre de lui-même après sa carrière de philologue, et pour reprendre la figure du théâtre, ni acteur, ni spectateur, il ne fut plus qu'un élément du décor du monde. Nietzsche, le critiqueur, le négateur de la vie, lui, l'antichrétien, l'antiscience, à quoi s'était-il employé tout au long de son écriture ? Il avait créé une morale pour les morts !
Pour répondre finalement à la question que nous posions au début, cette fois-ci avec plus de clarté, Nietzsche est un causa sui. C'est un auteur important par l'importance qu'il s'est lui-même attribuée. Il est une considération actuelle au sens que la crise des valeurs plus d'un siècle après sa mort n'ayant toujours pas été résolue, il représente pour certains croyants modernes (et terriblement mauvais lecteurs) une voie pour la création de nouvelles valeurs. Mais Nietzsche, rebut de l'humanité, n'aspire évidemment pas à un monde meilleur. Tout n'est que contradiction chez Nietzsche, il n'est pas étonnant qu'il fût récupéré par ses « ennemis » ; d'ailleurs, ses amis ne souffraient pas ses ouvrages, eh ! ils connaissaient bien l'homme. Finalement, lire Nietzsche n'a aucun intérêt philosophiquement parlant, il est néanmoins un témoin utile de son époque qui permet d'éclaircir les causes de notre présent médiocre. Mais chercher des coupables nous déresponsabilise, chaque individu incarne la culpabilité de sa condition. Un monde meilleur ? Cela ne sera permis que par la conjonction des êtres humains, les véritables « surhommes », maitres de la raison.