Il y a en elles quelque chose qui dit le doute de voir un jour un homme s'élever suffisamment haut pour qu'elles le voient, qu'elles acceptent de le regarder. Elles ont l'air de ne pouvoir être prises que par des hommes bien plus virils que nous, de ceux qui reviennent du désert avec des chevaux domptés et des prophéties lumineuses. De ceux qui taillent à la machette dans le fatras du monde, pas de ceux qui s'accrochent génération après génération, sans imagination, au flanc de montagnes inhospitalières. Elles ont l'air de pouvoir résister aux chutes et à la mort, d'être les amies de tous les vents. Elles nous donnent envie de les battre, de leur arracher si ce n'est un sourire alors un cri.
Entre autres talents, Alexandre Lenot est ce styliste de la langue qui sait brosser de puissants portraits de femmes. Et dans son premier roman, elles ne manquent pas, celles qui font tourner les têtes - loin d'être des cocottes, attention - juste des femmes belles sans le savoir, charismatiques à leur insu, indépendantes, qui n'attendent ni ne doivent rien au soit disant sexe fort. Ainsi de Louise, de Lison ou de Céline - les vraies écorces vives, ce sont peut-être elles.
Voilà le premier roman d'un individu qui semble avoir beaucoup lu et beaucoup vu. Son pedigree dit qu'Alexandre Lenot travaille pour le cinéma, la radio et la télévision. On comprend ainsi un peu mieux le mélange des genres, l'ambitieuse hybridation de ce récit qui est à la fois roman noir, poème en prose, thriller et drame social.
Avec pour moi un petit bémol - qui est le défaut d'une qualité ici : un style léché, une forme sophistiquée qui prennent parfois le dessus sur l'histoire. A tel point qu'emporté par l'étincelle de la langue, le lecteur se perd parfois dans ce récit aux personnages aussi multiples que leurs intentions.
Alternant de courts chapitres sautant d'un protagoniste à l'autre, Écorces vives vaut surtout pour la qualité de son ambiance et son intensité stylistique. Une atmosphère ténébreuse dans laquelle pourtant on se prend à se lover, comme en une rassurante pénombre, dans le silence relatif d'un sous-bois.
L'histoire est ici secondaire - même si elle m'a parfois évoqué le Taqawan d'Eric Plamondon pour ses affrontements larvés aux allures de western, pour ces êtres à la marge qui se voient recueillis et soignés par la bonté d'un autre.
Laurentin m'a aussi fait penser au Vertigo Kulbertus de Franz Bartelt dans Hôtel du Grand Cerf, même sorte de flegme blasé de flic en pré-retraite, même fausse indifférence aux turpitudes de ses semblables.
Alexandre Lenot rend avec ce beau premier roman un poignant hommage tant à la langue française qu'à ces campagnes reculées aux paysages somptueux semés d'individus aux troubles desseins.
Malgré quelques longueurs - dues au possible éparpillement des genres du roman - Écorces vives restera ce roman qui m'a fait chanter deux fois à voix haute durant ma lecture. La bande originale de cette oeuvre est en effet particulièrement soignée avec des mentions délicatement choisies. Ainsi des morceaux The first time ever I saw your face ou Starry, starry night pour ne citer que ceux qui ont suscité ma chansonnette. Alexandre Lenot est un garçon d'une grande finesse intellectuelle, qui semble goûter toutes les formes de culture et a peut-être péché par une volonté de trop en mettre dans son premier roman.
Malgré ces petites imperfections (touchantes !), ce roman à la couverture magnifique demeure une belle réussite par son exigence stylistique, la noirceur lumineuse de son ambiance, le mystère opaque de ses personnages et les trouées de poésie qu'il offre au lecteur attentif.
Pour finir, un autre superbe portrait de femme, l'apparition de Céline au cimetière :
(...) jean noir, pull noir, bottes noires, cheveux noirs, une beauté stupéfiante, un visage sauvage et doux en même temps, pas la moindre trace de maquillage et pourtant un air sophistiqué, de pas d'ici, un parfum d'intelligence et de danger, une représentante en chair et en os du monde qui s'ouvre par-delà les montagnes. Elle avait presque entendu les collègues perdre leur souffle et penser, oh punaise la belle étrangère.