Anticapitalisme, terminus !
Nous quittons l'austère colline de Cuernavaca pour rejoindre les salons enfumés de la Rome souterraine des années 70.
A cette époque, un réferendum sur la légalisation du divorce a secoué l'Italie industrieuse d'après-guerre. Coup de tonnerre dans le ciel démocrate-chrétien et émoi dans le royaume de Pasolini. En effet, au milieu de cette jeune république trône comme un souverain cet intellectuel complet, cinéaste et critique littéraire, dandy frioulan en éternelle villégiature dans la Rome d'après-guerre, promenant ses costumes en tweed et ses cravates noeud serrés sur large col dans rédactions de journaux et plateaux de cinéma.
Il est un intellectuel engagé pour reprendre l'expression usée ; poil à gratter, sorte de gardien du temple communiste et remplit son stylo avec de l'acide, qu'il vide en éditoriaux dans des feuilles de chou italiennes.
Quand le résultat du référendum éclate et fait s'ébranler l'ordre établi bourgeois italien, Pasolini triomphe. Il s'empare de la colonne d'éditorial et ne la lâche plus, aspergeant tout le monde de sa rhétorique para-communiste et n'évitant aucune calomnie.
Tenant toute les positions, insaisissable, tantôt outragé, tantôt ironique, se protégeant derrière le bouclier de la partialité assumée, il attaque tout le monde : éditorialistes, membres de partis, membres du gouvernement, clercs du Vatican, collègues journalistes. Ou plutôt, il n'épargne personne, car il n'attaque pas vraiment les gens. Il ne se bat que contre des idées et des phénomènes qu'il est parfois bien seul à percevoir. Cela nous vaut des pages d'ergotage et de réponses à de pures et simples calomnies à son encontre.
Après le référendum sur le divorce, le voilà engagé sur les propositions de 8 autres référendums sociétaux sur le parti radical, puis des considérations sur la jeunesse 68arde de son pays, la grève de la faim de Marco Pannella, la perte d'influence du Vatican (qui est plus que la simple Eglise catholique dans son pays), l'avortement (qu'il voit comme une menace pour les amours homosexuelles libres), et surtout son grand thème, celui qui lui permet de déployer tout sa verve et sa rhétorique minute : le nouveau fascisme.
Oui, car Paso est un réac. Il se fait régulièrement reprendre là-dessus par ses contradicteurs (nous le savons car il consacre une partie de ses tribunes à leur répondre). Mais il me faut justifier mon argument immédiatement. Pasolini constate un changement qu'il honnit, celui d'une Italie rurale menée par le pouvoir régulier du Vatican et un basculement de l'ancien fascisme bien identifié, celui que les gens portaient comme un masque qu'ils déposaient au seuil de leur maison en un nouveau fascisme de la consommation libérale porté par les démocrates-chrétiens.
Pour lui, et c'est une thèse courante chez les communistes italiens, le fascisme ne s'est pas arrêté à la chute de Mussolini, il a persisté en ne changeant que sa forme sous le régime d'après guerre.
Toutes ses interventions ne seront que des prétextes pour se lamenter, comme les pleureuses antiques sur ce cataclysme anthropologique qu'est la consommation massive qui modifie en profondeur les consciences ainsi que les caractères. Il y revient sans cesse, fulminant, postillonnant, se faisant sarcastique, anar puis d'un coup austère et probe.
Les seuls qui récoltent à coup sûr son invincible courroux sont enfin de compte ceux qui ne lui reconnaissent aucun droit à prendre la parole si facilement sans avoir de légitimité. Il est de ces artistes marxistes (et gramscistes) d'après-guerre qui se disent intellectuels mais n'ont pas ou peu de publications universitaires, qui se veulent gardien des consciences mais qui n'écoutent que la leur, qui critiquent tout le monde nominalement mais ne sont jamais à court de justification. Bref, l'intellectuel post-marxiste comme nous avons eu en France de sacrés exemplaires.
A travers ses quelques tribunes, on arrive à percevoir sous le masque les angoisses profondes du scribe, sa souffrance d'homosexuel souterrain et sa plainte de l'innocence perdue. Aride, pas facile d'accès mais je vous le recommande.