Le fond, la forme et la polémique

De la polémique du livre, je ne dirai pas grand chose.
Je comprends que la relative distanciation de l'auteure ait pu choquer. Mais elle est à l'image d'Hannah Arendt. Elle est une philosophe, rigoureuse dans ses raisonnements et reste fidèle à son système de valeurs. Elle ne souhaite donc pas passer sous silence les raccourcis pris par les juges sous prétexte que les crimes d'Eichmann soient odieux et révulsants.
Je ne citerai qu'un exemple frappant de la froideur dont on l'accuse. Dans l'épilogue, elle ne revient pas sur le fond du jugement (ou si peu). Elle se prononce surtout sur la rigueur procédurale.
"Le tribunal de Jérusalem a échoué dans ce sens qu'il n'a pas voulu affronter trois problèmes fondamentaux [...] : une justice rendue par un tribunal de vainqueurs ; une définition valide du "crime contre l'humanité"; et la reconnaissance sans équivoque du criminel d'un nouveau type qui commet ce genre de crime".

Sur le fond
J'engage sans réserve à lire l'ouvrage qui raconte de nombreuses facettes des crimes nazis ; faits plus ou moins connus :
- les moyens utilisés pour faire en sorte que les juifs quittent l'Allemagne tout en les dépouillant de leur patrimoine ; puis le processus pour les rendre apatrides et leur confisquer leur biens ;
- les arcanes complexes de l'administration SS ;
- le choix cornélien des juifs qui les poussent parfois eux-mêmes à ne pouvoir choisir qu'entre la peste et le choléra. Voire à collaborer avec les nazis et Eichmann ;
- la lente mise en place implacable de la "solution finale" ;
- les contributions variées des pays d'Europe Centrale ou des Balkans au génocide. Entre le régime Roumain (plus odieux que les Allemands) et les Bulgares (résistant à la pression nazie), il y a des grands écarts qui prouvent que le libre arbitre est possible !

Sur le fond encore, le livre présente une perspective historique plus qu'il ne relate véritablement le procès.
Rares sont les minutes de ce dernier : essentiellement le jugement et les différents verdicts aux chefs d'accusation.
C'est son principal intérêt de mon point de vue. Il est un véritable manuel d'histoire même s'il présente apparemment quelques inexactitudes.

Sur la forme
Même si Hannah Arendt n'a donc de cesse de replacer les actions d'Eichmann dans un contexte plus global, elle s'abstient d'approfondir la monstruosité des crimes.
Précisément à l'inverse du procès où les témoignages de survivants du génocide ont été nombreux.
Peu de chiffres ou de descriptions pour nous faire comprendre l'indicible horreur.
Ainsi en se focalisant sur l'accusé, elle concourt forcément à nuancer le rôle de celui-ci dans le génocide juif et celui des autres victimes (homosexuels, tziganes ou autres).
Et donc à alimenter une controverse sur sa propre interprétation. C'est son choix. Alea jacta est.

En définitive, un livre indispensable autant pour son fond historique que pour la polémique qu'il a créé et par là-même pour les travaux complémentaires qu'il a générés.