Il est difficile de trouver un sujet qui puisse se maintenir aussi haut dans les questions d'actualité sur la durée autre que celui des migrations, notamment celles qui font venir les hommes d'Afrique pour venir s'échouer en Europe, terre promise malgré l'enfer qu'ils ont à traverser. Cette question de la détermination à rejoindre d'autres terres qui - à nos yeux - ne peuvent que contenir rejet et déception, à affronter les pires horreurs de l'exploitation de la misère humaine, à risquer sa vie pour un idéal fantasmé, à se déraciner complètement en sacrifiant amis et famille, me hante et m'interroge systématiquement. Quelle vie peut être pire chez soi pour préférer le sort d'un exil pareil, d'une traversée aussi risquée et d'un déracinement aussi profond?
Pour chercher à comprendre le mécanisme des migrations et, pour la plupart, se construire une morale permettant d'éviter de réfléchir à notre propre responsabilité, la question de l'Europe fantasmée à tort est un argument qui revient en permanence, comme une manière de poser la faute sur les acteurs de l'exil plutôt que sur l'exil en lui-même et son objectif. L'équation semble alors si simple: si ces malheureux ne partent pas ou n'aspirent plus à partir, ils s'éviteront à devoir affronter cette réalité que personne n'est prêt à regarder en face. Pourtant malgré les pactes multiples avec les autorités turques, hongroises, marocaines ou libyennes qui font avaler à l'Europe quantité de couleuvres, malgré la fermeture de la citadelle européenne et le renforcement des opérations de contrôle, malgré les méthodes les plus barbares et les plus inhumaines pour contenir le flot des migrants au bord de la Méditerranée, rien n'empêche ces hommes de partir. Pourquoi? Laurent Gaudé y répond probablement dans son ouvrage et, en tissant autour du mythe de l'Eldorado, sensibilise brillamment et avec poésie sur une cause de l'exil pour ramener un peu plus de noblesse à ces départs que les explications condescendantes des commentateurs qui présentent systématiquement les migrants comme des naïfs inconscients et donc responsables de leur propre sort.
La structure très découpée du récit facilite la lecture et la compréhension d'un roman assez court. Le parallélisme des expériences éclaire un sujet finalement plus complexe que l'on pourrait le croire au premier abord. La force de cet ouvrage repose plus sur la psychologie des personnages, sur le questionnement à propos de l'exil plutôt que sur la réalité brute, aussi dure soit-elle, de ces expériences. Eldorado questionne avec beaucoup de profondeur notre propre humanité où que l'on soit et quel que soit notre rôle face à l'expérience des migrations, sans pour autant y apporter des réponses claires ni entretenir une idéologie quelconque, ce qui fait de ce roman un livre à promouvoir face aux faux raisonnements et à la morosité excluante dans laquelle semblent s'enfermer de plus en plus nos sociétés occidentales.