"Constamment caché dans l'ombre, il suscite des résonances inexprimables"
Je garde le souvenir trouble d'un livre que j'avais acheté, et qui s'appelait, je crois, "Éloge de l'ombre". J'avais entendu de flatteuses critiques qui avaient éveillé en moi le désir de me procurer cet opuscule, ce que je fis rapidement.
Alors que je rentrais sous la pluie chez moi, je contemplai à plusieurs reprises ma nouvelle acquisition : c'était un livre mince, d'une centaine de pages à peine, de ce papier velouté que nous nommons "papier bouffant". Ses pages étaient de couleur crème et il était sans nul doute plus léger que ma main elle-même, mais surtout il exhalait un parfum mystérieux que ne parvins pas, sur l'instant, à identifier. Je rentrai chez moi avec la ferme intention de le lire le soir même.
La nuit venue, j'allumai la lampe de mon chevet et éteignis toutes les autres sources de lumières. Il ne scintillait plus dans ma chambre, désormais, que la lueur orangée de ma lampe de chevet fatiguée, et l'éclat de la lune qui pâlissait derrière ma fenêtre. J'ouvris le livre.
Je dois vous avouer que, pour ma part, j'aime beaucoup tourner les pages. Souvent, je marche jusqu'à ma bibliothèque d'un pas lourd pour en retirer quelque ouvrage, et je le feuillette consciencieusement - voilà un mot difficile à écrire !- non pas pour en relire le contenu, mais bien pour le plaisir physique de l'extrémité de mes doigts frôlant le papier, le caressant et l'étirant, pour au final rejeter cette putain blanche couverte de signes abscons et me saisir de la suivante, dans un plaisir continu quoique renouvelé jusqu'à la dernière page.
Quand j'ouvris "L'éloge de l'ombre", donc, j'inspirai une fois encore une bouffée de ce parfum mystérieux et pourtant connu de moi, et je me mis à lire.
Je ne garde que peu de souvenirs de la prose elle-même. Il me revient, maintenant que j'y pense, de fulgurantes descriptions d'un monde dominé par la lumière et de longues et lentes explications concernant un monde d'ombres et de volutes se mourant au rythme des néons qui s'allument. Mais plus que tout, ce dont je garde le souvenir le plus vif, c'est ce petit passage :
"Avez-vous jamais, vous qui me lisez, vu la couleur des ténèbres à la lueur d'une flamme ? Elles sont faites d'une matière autre que celle des ténèbres de la nuit sur une route, et si je puis risquer une comparaison, elles paraissent faites de corpuscules comme d'une cendre ténue, dont chaque parcelle resplendirait de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel."
J'aimerais pouvoir dire qu'à cet instant, l'émotion m'a submergé, que je me suis levé, habillé en toute hâte pour aller vérifier par moi-même le dire de l'auteur, mais ce ne serait pas vrai. Je me suis contenté de sourire, de caresser une fois encore la page et d'en inspirer le parfum mystérieux, après quoi je la tournai sans la moindre pitié. C'est une triste chose que le destin d'une page.
Quand j'eus fini ma lecture, je reposai le livre sur mon chevet et croisai les bras pour mieux apprécier de la luminosité de l'endroit. Ma lampe, de toute l'heure qui avait passé, n'avait cessé de produire cette sombre lueur un peu sale qui m'avait éclairée à grand-peine. La teinte jaune de cette lumière, à demi cachée par un petit abat-jour vert, formait un cône qui faisait rougeoyer le bulbe de ma lampe, et qui souillait de la pire manière qui soit la teinte évanescente de la langueur lunaire. Un simple coup d’œil à la porte placée en face de mon lit suffit pour distinguer le mince rai de ténèbres qui se formait à l'abri de toute menace. Peut-être y en avait-il aussi dans les coins de ma chambre, ou derrière le placard ?
Détournant les yeux de la lune, je tendis la main vers le livre et j'en inspirai une dernière bouffée. Du pastel gras. Son arôme subtil reprenait exactement les notes du pastel gras que j'utilisais autrefois. En soupirant, je fermai les yeux, et me promis, dès le lendemain, de transcrire les émotions que j'avais ressenties en lisant "Éloge de l'ombre", tout en sachant bien que demain il serait trop tard, et que la virginale satisfaction de la première lecture a besoin de bien moins qu'une nuit pour s'enfuir. Aussi, je me jurai d'agir plus concrètement. Demain soir, me dis-je, j'irai voir la couleur des ténèbres à la lueur d'une flamme.
Et en jetant un dernier regard triste à ma chambre mal éclairée, j'éteignis ma lampe électrique.
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