Un essai magnifique sur la civilisation japonaise
A-t-on jamais mieux évoqué ce qui fait le je-ne-sais-quoi d'une civilisation ? Sa tonalité particulière, le grain singulier de sa voix ? Tanizaki nous offre dans cet essai éblouissant, servi par une écriture magnifique, les grandes lignes esthétiques, selon lui, de la civilisation japonaise.
Mais il faut bien s'entendre ici sur le terme d' "esthétique". L'esthétique, en tant que genre, est moins pour le romancier japonais un discours sur l'art ou sur le beau que l'étude des facteurs ténus et pour le moins inqualifiables qui président aux choix culturels d'un pays. C'est dire à la fois son importance (puisqu'elle imprime toutes les dimensions, ou presque, d'une civilisation) et son caractère en somme infinitésimal, discret, banal (décelable dans tout type d'objet ou de phénomène). Aussi Tanizaki - et c'est là l'un des intérêts et l'une des originalités de son essai - s'enquiert-il de cet insaisissable typiquement japonais non pas dans certains tableaux ou certains livres (qui risqueraient de nous donner une image partielle du Japon), mais dans ce qu'il y a de plus mineur et de plus courant : les toilettes, les cuisines, les lampes et l'éclairage (intérieur comme extérieur), les laques, les vases, le toit des maisons, etc.
L'esthétique de Tanizaki, fidèle en cela à l'esprit de la pensée japonaise, est une esthétique de l'immanence, concrète et sensible ; elle s'interroge par exemple sur l'influence du climat, des matériaux (en particulier les différents types de bois, de métal et de pierres que l'on trouve au Japon), voire de la couleur de peau dans les fondations de sa civilisation. Elle n'hésite pas à s'intéresser aux chambres d'hôtel, aux lampadaires, à l'architecture, à la vaisselle, voire à donner une recette de cuisine.
Ce ne sont pas là des éléments triviaux. La pénétration de Tanizaki, qu'on pourrait prendre pour de la désinvolture, est des plus sérieuses et des plus captivantes ; et ce dont il nous entretient - ce je-ne-sais-quoi qui constitue la culture japonaise - est quasiment intraduisible dans la langue de la sociologie et de l'anthropologie.
Comment qualifier ce je-ne-sais-quoi ? Dans la lignée de Sei Shonagon, Kamo No Chômei et Urabe Kenkô, mais avec sa voix propre et une clarté de propos déconcertante, Tanizaki voit dans les liens qu'entretiennent les Japonais avec la pénombre, l'usure, le patiné, le fané, l'altération, les éléments constitutifs de l'esthétique japonaise. Comme celui-ci le note dans une page tout à fait explicite, cette conception du beau n'est en aucun cas spéculative : "ce que l'on appelle le beau n'est d'ordinaire qu'une sublimation des réalités de la vie, et c'est ainsi que nos ancêtres, contraints à demeurer bon gré mal gré dans des chambres obscures, découvrirent un jour le beau au sein de l'ombre, et bientôt ils en vinrent à se servir de l'ombre en vue d'obtenir des effets esthétiques".
Difficile de prolonger ces lignes clairvoyantes, dont l'économie du propos frappe en comparaison de nos esthétiques occidentales. Je voudrais seulement préciser pour finir que Tanizaki offre également de très belles comparaisons avec l'Occident pour étayer sa thèse, et forme par là un essai d'esthétique comparée, pour ainsi dire, d'une très grande force.
P.S.
1. A une époque qui n'est pas si éloignée (environ dix ans après Eloge de l'ombre), un jeune écrivain roumain, Emil Cioran, écrira durant ses premières années à Paris un essai sur la France (De la France) qui présente de nombreuses similitudes avec la démarche - au carrefour de l'esthétique, de l'anthropologie et de la littérature - de Tanizaki. La réussite est moins flagrante, mais cet essai contient également des choses senties sur la civilisation française qui sont tout à fait intéressantes.
2. Je soupçonne François Jullien de s'être essayé en 1991 à un exercice approchant à propos de la Chine (dont l'esthétique n'est pas étrangère à celle du Japon), dans un très beau livre au titre tout à fait significatif : Eloge de la fadeur...