D'habitude, je suis plus que dubitatif face à cette mode de la littérature française contemporaine qui consiste à confondre lecteur et psychothérapeute. Les auteurs qui passent leurs livres à exposer les faits les plus traumatisants de leur vie, qui étalent leurs hontes à longueur de pages, ça me laisse dubitatif. Ça leur fait sans doute du bien à eux de l'écrire, mais est-ce que ça en fait une œuvre littéraire pour autant ?
Il y a environ deux ans de cela, j'avais pris, dans les rayons de ma médiathèque, le premier roman d’Édouard Louis. Je m'étais posé dans un coin, je l'ai ouvert, j'ai lu la première page, je l'ai refermé et l'ai reposé en rayon. L'insistance sur ce mollard qui coule sur le visage du narrateur, sur la honte, sur la violence subie par ce collégien maltraité par des camarades, ça m'avait vite refroidi.
C'est en entendant de nombreux entretiens avec Édouard Louis pour la sortie de son dernier livre à ce jour, Qui a tué mon père, que j'ai soupçonné mon erreur. Et j'ai à nouveau ouvert En finir avec Eddy Bellegueule, cette fois-ci pour ne pas le lâcher.
Et pourtant, on ne peut pas dire que ce soit une lecture agréable. Édouard Louis se plaît à nous mettre face à une violence montrée frontalement, sans fard. On peut très bien se dire que ce roman pourrait porter le titre du suivant de l'auteur, « Histoire de la violence ».
La violence décrite par Édouard Louis est d'abord et avant tout sociale. C'est la violence que subit Eddy Bellegueule, garçon élevé dans une cité ouvrière de Picardie, milieu social délabré et en ruine en ces années 90 où se déroule l'essentiel du roman. Dans la première partie du roman, Édouard Louis décrit surtout l'inadéquation de son personnage principal avec les attentes sociales dont il est le dépositaire. Cette partie est donc constamment tendue entre deux pôles : ce que son milieu social attend de lui, et ce qu'il est réellement. A ce titre, les chapitres où il décrit la conception de la masculinité en cours dans son milieu social sont passionnants. On y voit une image du mâle dominant qui doit assumer sa virilité en échouant (volontairement?) à l'école (c'est l'usine qui fait un homme, en jouant les petites frappes (voir l'admiration pour le cousin voleur et trafiquant) et en collectionnant les filles. Ce qui est fascinant, c'est quand on en vient à se demander si les personnages se conforment à cette image stéréotypée de leur plein gré, consciemment, ou s'ils le font inconsciemment. Mais le résultat est le même : Édouard Louis décrit un monde où les personnages, y compris son Eddy Bellegueule, sont prisonniers de ce qui apparaît comme un déterminisme social.
La première partie du roman décrit donc ce milieu social, avec ses croyances, ses légendes, ses horreurs. C'est sans concession, d'une lucidité absolue diront les uns, d'un glauque complaisant répondront les autres. C'est un peu comme les pires pages de Zola, à la puissance 10. Du naturalisme à l'état brut.
La seconde partie m'a un peu moins intéressé. On y voit cependant un processus très bien décrit : comment Eddy Bellegueule va chercher à se conformer à l'image que l'on attend de lui. Lui qui n'a rien qui pourrait faire de lui un « homme » selon les critères de son milieu, lui, si faible physiquement et à la voix fluette de petite fille, lui qui a des manières si raffinées, lui qui rejette la télévision et s'enferme pour lire, lui surtout qui est plus attiré par les garçons que par les filles, il va tout faire pour être ce « dur » qui serait la grande réussite de son père. Cela donne des scènes parfois brutales, parfois comiques, mais aussi souvent émouvantes.
C'est là qu'il faut parler de la qualité des personnages du roman, en particulier les deux parents. Tour à tour violents, intolérants, tendres, on comprend que ce sont, tout comme Eddy, des victimes du milieu social où sont enfermés. Des personnages qui échappent au jugement, que l'on ne peut pas condamner. On les déteste sur dix pages, mais à la onzième ils ont un geste, une phrase, qui change tout le point de vue. Et la dernière fois que l'on voit le père, dans le roman, donne une scène absolument magnifique et émouvante.
En finir avec Eddy Bellegueule est un roman sur la violence.
Enfin, un « roman » ? C'est bien le genre qui est marqué sur la couverture. Cependant, l'aspect autobiographique du « roman » transpire dans chaque phrase. Et ce classement en « roman » pose forcément de nombreuses questions : qu'est-ce qui a été inventé ici ? On sait bien que, dans les grandes lignes, c'est sa vie que raconte Édouard Louis, l'invention (s'il y en a) se trouvant alors dans les détails.
A moins que l'appellation « roman » ne se rattache à la récréation littéraire de ce passé douloureux.
L'autre chose qui m'a surpris, c'est le style. Contrairement à ce que j'ai pu lire ici ou là, je n'ai pas trouvé en Édouard Louis un grand styliste. Mais plusieurs fois je me suis demandé si cette écriture plutôt neutre et qui semble assez peu travaillée n'est pas volontairement comme cela. Ce serait alors (et c'est l'idée que je vais en garder) non pas une absence de talent, mais une volonté de ne pas mettre en avant un style éclatant pour ne pas masquer l'essentiel du roman.
Car En finir avec Eddy Bellegueule est avant tout un roman sociologique. Avant de se lancer dans le roman, Édouard Louis a participé à un ouvrage collectif sur Bourdieu, et l'influence du penseur de la sociologie est très présente ici. C'est cette analyse crue d'une réalité brutale qui est mise en avant, et rien ne doit la masquer.
Car on ne doit pas s'y tromper : ce n'est pas le roman qui est violent. C'est la réalité qu'il décrit. Dans la lignée d'un Zola ou d'un Céline, Louis décide de ne rien cacher des horreurs de la société qu'il décrit. Sauf qu'en disciple de Bourdieu, il n'en accuse pas les personnages, qui sont tous victimes de ce déterminisme social.