En terminant la lecture de « Là-bas », on pourrait se demander comment pourrait évoluer le jeune Durtal. S’étant engoncé dans les eaux croupies de l’occultisme et des messes noires pour les besoins, au demeurant, de la rédaction de son livre sur Giles de Rais, son âme parait définitivement scellée aux tourments. Pourtant, le lecteur averti aura décelé ça et là une tendance grandissante au fil du récit pour l’art sacré médiéval, le son des cloches et son déracinement salutaire du monde contemporain.
Les années passent et Durtal assiste à un nombre grandissant d’offices religieux, dévore littéralement toutes les grandes œuvres de la mystique catholique en premier lieu Thérèse d’Avila et Jean de la Croix. Une longue considération sur l’hypocrisie des grenouilles de bénitiers, la tiédeur du petit clergé urbain dénotent une vision intransigeante de notre homme. Le monde moderne, la religion du Progrès en prennent pour leur grade. Seules les pierres des églises et les reclus trouvent grâce à ses yeux. Paris semble peuplée de fantômes.
C’est « En Route ». Sauvé le Durtal ? Tiraillé entre son désir d’absolu d’âme, sa faible volonté et les bordels, rien n’est moins sûr. Mais le chemin s’engage et on suit avec passion son douloureux voyage pour renouer avec le Christ. Du moins, rétablir une intimité longtemps perdue. Le chemin est dur, le chemin est fort long mais nous l’accompagnerons jusqu’au bout, jusque dans un monastère cistercien reculé où l’écoute, la parole et l’oubli de soi constitueront une arme de courage pour les faiblesses de Durtal.
La tétralogie Durtal de Karl-Joris Huysmans est souvent décrite comme un monument qui croise l’alter-égo de l’écrivain, le tourmenté et esthète Durtal et un quasi-essai théologique sur le génie du christianisme. Les conversations et les pensées directes du protagoniste rencontrent petite et grande théologie, Saints et dévots, pécheurs et moines, au milieu d’une brillante considération sur l’art sacré. Panégyrique du plain-chant grégorien, éloge de l’art pictural médiéval et de l’école flamande, le savoir encyclopédique d’Huysmans est un plaisir renouvelé à chaque page.
La fiction romanesque au service d’un guide artistique de la chrétienté ? Il serait en revanche dommage de s’arrêter à cette seule description ; Le piège serait même de considérer que le savoir sert la seule connaissance. L’erreur magistrale serait de penser que sous l’avalanche de références littéraires, le laborieux retour de Durtal vers Dieu est un voyage intellectuel. Non, il est organique presque, viscéral, vécu autant par l’âme en déroute que par les sens : Les névralgies, étouffements et autres indigestions reviennent souvent, tout comme une récurrente frénésie sexuelle. La route se vit par tous les pores du corps autant que par tous les replis de l’âme. C’est la Foi. Elle ne passe pas complètement par intellect, ni par les idées, encore moins par le rationnel. Huysmans ne fait que retranscrire le ressenti pour s’en approcher le plus possible. Et il le fait avec un sens de la poésie et de la détresse magistrales.
Et c’est là qu’« En Route » est un absolu chef-d’œuvre. Au-delà de l’aspect historico-théologique romanesque communément admis, il n’y aurait pas de route sans le cheminement spirituel de Durtal, sans ses doutes, sans ses désirs, encore moins sans ses -rares- épisodes mystiques entre les moines. Car ce qui frappe dans l’épisode de la Trappe de Notre-Dame-de-l'Âtre n’est pas la description méticuleuse de l’architecture et de l’application de la règle de Saint-Benoît mais la dévotion totale des frères pendant les offices, la beauté du chant, l’abnégation pour un peu de bonheur dévoilé qui sera néanmoins tout.
Car tout est ce que désire Durtal, et la route est longue.