J’ai découvert la philosophe Élisabeth de Fontenay avec Gaspard de la nuit, un texte magnifique sur son frère autiste, essai auto-philosophique d’une intelligence et d’une délicatesse parfaites publié en 2018. Je me souviens avoir été fasciné par cette vieille dame si éloquente et érudite dans les interviews qu’elle a donné à l’occasion. Quand j’ai découvert qu’elle avait écrit un livre avec Alain Finkielkraut, et qu’elle l’appelait de surcroît son ami, j’ai été plus qu’intrigué qu’une femme de gauche, philosophe brillante, puisse entretenir une amitié de 40 ans avec ce triste personnage. Rappelons tout de même que le Finkielkraut de 2018 n’était pas exactement le même que celui d’aujourd’hui ; un peu moins pire, disons.
À la relecture, le plaisir est intact. Ce livre à quatre mains prend la forme d’un échange épistolaire. Pas des mails, comme chez Despentes ou Sally Rooney, pas une conversation comme Andras et Harchi : des lettres. Cela m’enchante qu’on puisse encore correspondre par lettres au XXIe siècle. Je crois qu’une clef de compréhension du livre est déjà là : elle et il viennent d’un autre temps (respectivement 1934 et 1949). Cette altérité temporelle, historique presque, se double d’une altérité culturelle : c’est un dialogue de philosophes, c’est-à-dire des gens qui, dans leur rapport au monde, leur Dasein comme dirait l’autre, sont en dialogue perpétuel avec des penseurs d’autres temps que le leur. Leur rapport à la temporalité est tout à fait contraire au nôtre, pris comme nous le sommes dans l’immédiateté et l’instantanéité vorace de la société capitaliste. Le temps long de la philosophie contre le non-temps du capitalisme. C’est bien pour cela que le livre est passionnant : quoi que l’on puisse penser de Finkielkraut par ailleurs, il est intéressant d’interroger sa pensée philosophique – et c’est ce que fait Élisabeth de Fontenay tout au long de leur échange –, et interroger les rapports de deux intellectuels à la, et au politique.
Ici réside une autre clef de compréhension : on ne parle pas de politique, mais de philosophie. Ou plutôt, on ne parle pas depuis la politique, mais depuis la philosophie. Les sujets qu’elle et il couvrent nous concernent encore en 2024 : si les échanges initiaux autour de Renaud Camus sonnent faux aujourd’hui (on a complètement oublié le « grand » écrivain, et seulement retenu le théoricien raciste et xénophobe), les longs échanges sur le politique, l’engagement, le féminisme, la Révolution française – autre temps, disais-je – sont toujours d’actualité.
Plus important peut-être, elle et il abordent la question de la judéité, thème littéraire et philosophique passionnant, avec beaucoup de justesse. Et la question centrale du livre : comment être, et rester ami avec quelqu’un tout en étant en désaccord profond et catégorique sur beaucoup de sujets importants ? Élisabeth de Fontenay apporte un début de réponse : « L’amitié ne peut durer sans cette communauté éphémère du rire » (p. 11). On applaudit des deux mains. Cependant, Finkielkraut n’est pas spécialement drôle dans ses lettres, en tous cas pas volontairement, à l’exception de cette saillie qui m’a bien fait rire : « Ce n’est pas de ma faute si les rêveurs féroces qu’on appelle vigilants se sentent outragés par chaque démenti que le réel oppose à leur grand songe antifasciste » (p. 58). Il a le sens de la formule, voilà une certitude. C’est une autre qualité du livre : l’écriture est de très haute tenue, et on peut très bien lire le livre pour le plaisir du style sans tout comprendre (ce qui est mon cas).
Je vais briser le suspense et répondre à la question qui vous taraude tous·tes : alors, où se place-t-il politiquement, le Finkie ? Élisabeth de Fontenay le qualifie d’anti-moderne et de pessimiste à cause de sa critique radicale de Rousseau (Jean-Jacques, pas Sandrine). Lui-même récuse le qualificatif, tout comme celui d’extrême-droite, et même de réactionnaire. Il écrit, en conclusion :
Ainsi maintiens-tu jusqu’au bout l’opposition du cœur et de la froideur qui a fondé tes choix politiques. Là est sans doute notre différence essentielle : tu restes vaille que vaille fidèle à la gauche tandis que, ayant fait le choix de l’inappartenance, je refuse obstinément de lui rendre des comptes. (p. 263)
« L’inappartenance » donc, voilà qui est bien commode. Accordons-lui que le champ politique est sinistre au sens littéral, c’est-à-dire tourné vers, défini par sa gauche. Et si l'on ne se définit pas de gauche, on se retrouve à droite, fatalement.
Au bout du compte, aucun des deux n’a changé d’avis sur quoi que ce soit ; et après tout peu importe. Les désaccords sont posés, étayés, argumentés. Rien n’est réglé mais une chose est sûre : voilà une belle manière d’être ami·es.