Robert Heinlein est probablement l’un des seuls auteurs à s’être attiré la sympathie à la fois des nationalistes droitards militaristes et des étudiants libertaires pacifistes. Bien que sur une interprétation biaisée d’Étoiles, garde à vous ! pour les uns, les autres n’ont pas fait d’En terre étrangère la bible des campus américains des 60’s/70’s pour rien. Souvenons-nous du contexte de l’époque, celle de toutes les révolutions, aussi morale qu’artistique ou technologique ; les années 60 sont des années de libération et d’espoir que la guerre du Viêt-Nam n’entache pas ; pourquoi, sinon, auraient fleuri tant de mouvances pacifistes dans le même temps ? Il ne serait même pas surprenant de considérer que Robert Heinlein y soit pour quelque chose du côté des jeunes.


En terre étrangère, en effet, est plutôt le genre d’œuvre porteuse du potentiel de provoquer un séisme dans le puritanisme américain latent ; de bout en bout anarchiste, anticlérical et cynique, doté de toutes les armes pour concerner chaque frange de la population.
Le pitch est simple : le crash de la première expédition terrienne sur Mars a laissé un survivant, Michael Smith, né sur Mars, élevé par les Martiens, mais ramené sur Terre et traité comme une vedette. D’entrée de jeu se posent les inévitables problèmes des barrières culturelles (pour les linguistiques on les passe assez rapidement, grâce au talent du truculent Mike pour les langues) ; la culture martienne est bien plus évoluée que l’humaine, et quand en 20 ans on ne s’y est jamais frotté, la différence est flagrante, et les hommes en deviennent parfois dangereux pour le Martien…


Son incompréhension de la culture humaine pourrait faire passer Mike pour un idiot, mais Heinlein insiste bien sur le fait que non ; tout au contraire est construit de manière à faire de lui une icone de la pureté et de l’innocence ; l’allégorie se heurte au fait qu’il doit appréhender le monde non pas par des yeux vierges, mais simplement étrangers. Mike remplit donc davantage le rôle de l’enfant sauvage que celui du bébé sorti du berceau. L’auteur pose ainsi de manière magistrale la problématique d’un suprématisme culturel absurde et hostile à toute forme d’altérité.
C’est là que se dissimulent les frasques anarchistes de Heinlein : il s’amuse à le bouleverser. Ainsi le personnage de Jubal pourrait presque remplir le rôle du personnage principal bien plus que Mike ; alors que ce dernier appréhende le monde comme il peut avec le soutien indéfectible de Jill, le premier est le véritable révolutionnaire de l’histoire. Ecrivain populaire titulaire de plus de doctorats que vous n’aurez jamais de téléphones dans votre vie, Jubal ne se considère pas comme un sage mais remplit aisément cette fonction. Maître spirituel de Mike, voire même son « Père » comme le Martien se plaît à l’appeler, il le prend sous son aile par sens du devoir et lui inculque un savoir et une philosophie de vie dépourvue de matérialisme et promouvant la paix de l’esprit, sans le moindre dogmatisme et confinant presque à l’objectivité dans sa manière d’appréhender le monde. La moindre de ses interventions juridiques pour défendre les droits de Mike est une véritable perle d’humour, parasite indéfectible dans la pertinence de ses arguments et l’application qu’il met à emmerder tout le monde de manière parfaitement légale ! Toute l’attitude de Mike (ou presque) dans la deuxième moitié du roman est modelée selon la philosophie de Jubal.


Sans compter que nous tenons enfin là un roman amorçant une critique de la religion pertinente, en distinguant celle-ci de la spiritualité. Dès que Mike se frotte à l’église fostérite, Heinlein met l’accent sur l’exubérance de ses pratiques, mêlant le grand spectacle à la confession et mettant des machines à sous à disposition de ses fidèles. La critique naïve de la religion se contenterait de rendre Mike malade d’un tel étalage de richesse et d’ostentation monstrueuse ; à la place, bel et bien dégoûté par la corruption rongeant les fondements de cette Eglise, de l’effigie de son saint à l’affectation de son évêque, il n’en demeure pas moins conquis par le bonheur habitant les fidèles.
Heinlein commence dès lors à développer une philosophie hédoniste convaincue que le rire est une manière d’extérioriser son malheur. Sur cette base, la religion fondée par Mike suit la pensée anarchiste développée par Heinlein : pacifiste (sans la moindre hostilité envers n’importe quel prétendu « infidèle », que ce soit de la part de Mike ou de ses « fidèles »), libertine (promotion d’un amour libre dans lequel tout le monde appartient à tout le monde) et profondément hédoniste. « Tu es Dieu », tel est le nouveau crédo de la spiritualité ; si Dieu existe, son essence repose en chacun de nous et c'est ainsi que nous pouvons nous aimer sans restriction ni jalousie.


Nous pouvons bel et bien parler d’une apocalypse, étant donné la profondeur des fondements de la philosophie de Mike, sa prescience et la foi indéfectible de chacun de ses fidèles ; le texte laisse à penser qu’elle changera la société. Non sans se départir d’un cynisme de ton et d’humour propres à conquérir le jeune lectorat estudiantin susnommé ; Heinlein semble promouvoir une révolution pacifiste, par la libération des mœurs.


À partir de là, je vois personnellement deux manières de lire En terre étrangère :



  • Lecture optimiste, dans la logique de la critique : il faut tout bêtement choisir de prendre l’humour de Heinlein au premier degré et de lire les pérégrinations de l’Homme de Mars comme un cheminement vers le bonheur, une manière de convaincre l’humaine condition de suivre un chemin qui, pour être semé d’embûches, est une manière de se diriger vers le bonheur.

  • Lecture tragique, à rebours de tout ce que je viens de vous raconter : l’humour de Heinlein serait en fait la façade d’une assez triste réalité. Chaque étape de l’apprentissage de Mike le rapproche toujours plus de la condition humaine, celle-là même condamnée à une vie malheureuse entrecoupée de bonheurs éphémères. Ne serait-ce pas pour cela que l’Homme de Mars recherche le bonheur ? Sa quête altruiste ne serait-elle pas une manière de combler le malheur que la culture et la civilisation terriennes lui apportent si loin de Mars ? N’oublions pas non plus que, aussi bénéfique et pacifique sa religion soit-elle, se laisse aller à un dogmatisme passif, promu par ses fidèles dans leur béatitude. À terme, le risque de l’uniformisation des comportements et de l’embrigadement, même involontaire, est donc bel et bien réel.


Voilà à quoi l’on reconnaît les chefs-d’œuvre : leur polyphonie requiert différents niveaux de lecture.

Aldorus
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le 20 oct. 2018

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