« Rien n’est plus réel qu’un cauchemar de survivant… »

Les Juifs, vous connaissez ? Pourquoi sont-ils persécutés depuis la nuit des temps ?

Selon un « Livre » qui est sensé tout savoir, il se pourrait que tout ait commencé avec l’Exode. Peu importe qu’historiens et archéologues ne parviennent pas à prouver l’authenticité de cette histoire, il n’en demeure pas moins vrai qu’ils ont "mauvaise presse".

Est-ce vraiment parce qu’on les accuse d’être responsables de la mort de Jésus ? C’est sûrement plus compliqué que cela.

Plus proche de nous, un paranoïaque moustachu a entrepris de les exterminer dans des conditions les plus épouvantables. Sur neuf millions de juifs européens, il en aurait, quand-même, éliminé cinq !

Avez-vous lu « La carte postale » d’Anne Berest ?

J’y ai découvert un aspect de la judéité, cette étrange religion génétiquement transmissible par la mère, où l’autrice, Anne Berest, est juive parce que sa mère l’est de par sa propre mère, etc.

https://www.senscritique.com/livre/la_carte_postale/critique/255666152

Et pourtant, athée depuis trois génération, Anne se retrouve un soir, autour d’une table pour fêter Pessa’h, invitée par un ami, Georges, qui la croit pratiquante, où elle ne fait que mimer les gestes des autres convives.

Mais, par quelques questions judicieuses posées par une autre convive, Déborah, le subterfuge d’Anne est révélé et Georges lui vient en aide en lui conseillant une lecture : « Après avoir lu le livre que Georges m’avait donné, "Enfants de survivants" de Nathalie Zajde, j’ai découvert tout ce que j’aurais pu dire à Déborah lors du diner de "Pessa’h". […] Déborah, je ne sais pas ce que veut dire « être vraiment juif » ou « ne l’être pas vraiment ». Je peux simplement t’apprendre que je suis une enfant de survivants. C’est-à-dire, quelqu’un qui ne connaît pas les gestes du "Seder" mais dont la famille est morte dans les chambres à gaz. Quelqu’un qui fait les mêmes cauchemars que sa mère et cherche sa place parmi les vivants. Quelqu’un dont le corps est la tombe de ceux qui n’ont pu trouver leur sépulture… »

Voilà la raison pour laquelle j’ai souhaité lire ce livre.

Nathalie Zajde est née à Paris en 1961, elle est Maître de conférences en psychologie à l’Université de Paris VIII Saint-Denis. Elle a créé en 1990 les premiers groupes de parole de survivants et d'enfants de survivants de la Shoah en France. Reconnue comme spécialiste des souffrances psychologiques des "enfants cachés" et des descendants de survivants, elle a écrit de nombreux articles dans les revues scientifiques et publié plusieurs ouvrages qui font référence. Elle est responsable de la Cellule psychologique destinée aux survivants et descendants de survivants de la Shoah du Centre Georges Devereux/Fondation pour la Mémoire de la Shoah.

Et, bien sûr, c’est sans surprise que l’on apprend que Nathalie Zajde est elle-même enfant de survivants…


Je ne sais vraiment pas par où commencer mon commentaire. Me voilà plongé en terre complètement étrangère : l’Histoire du peuple juif que l’on(je) ne connait que par bribes, les détails d’une religion qui peut paraître étrange, les bouleversements psychologiques, dues aux persécutions, aux conséquences pathologiques incalculables et imprévisibles, et Ô combien impénétrables pour le profane …


À partir de la première dispersion depuis la Palestine en 586 avant J.-C., les migrations successives du peuple juif sont dues aux persécutions ou aux décisions des autorités d’États ou de royaumes telle l’expulsion des Juifs d’Espagne en 1492, ou encore, celle de la riche et ancienne communauté de Vienne en 1671. Et pour perpétuer la mémoire des évènements, celles-ci vont se transmettre par les rites et par la liturgie, de façon répétitive. Il s’agit de revivre à chaque anniversaire, ici la traversée du désert, là l’Inquisition, comme pour en faire une nouvelle fois l’expérience. Pour les juifs qui, traditionnellement, vivent au sein d’une nation qui leur est étrangère, ces rites répétitifs sont une façon de recréer sans cesse l’identité juive.

Il s’avère que la pensée juive religieuse orthodoxe n’a cessé et ne cesse aujourd’hui encore, d’après Nathalie Zajde, de penser l’Événement. Ce qui le permet, c’est la richesse que constitue un ensemble de rites et de réflexions religieux et mystiques fondé sur une recherche de sens. En réalité, ce mécanisme de recherche de sens est circonscrit par la règle fondamentale selon laquelle l’homme ne peut avoir accès au savoir divin. Ce qui s’est passé est nécessairement plein de sens et juste selon la logique divine !

« Sous forme d’énigmes multiples et de récits mythiques, la Torah impose, à qui veut la saisir, de prendre en compte toutes les interprétations qu’elle a engendrées et qui, à la manière des variantes d’un mythe, font pleinement partie de l’ensemble. […] Ainsi, tout ce qui advient prend sens à partir d’un univers de faits et de pensées tous organisés selon la loi divine. »

Eh bien, les enfants, j’en connais un dont l’esprit trop rationnel ne cesse de s’agiter ! Mais comme il faut bien "retomber sur ses pattes", d’après la tradition juive, la Shoah, est un événement qui rappelle d’autres moments de la vie des Juifs ou des Hébreux au cours desquels les êtres « élus » eurent à subir des expériences dévastatrices, terriblement meurtrières et toujours apparemment insurmontables. Toujours d’après l’auteure, toute pensée orthodoxe qui tente de rendre compte du dernier génocide n’omet jamais de le relier à l’épisode de l’Exode, à ceux de la destruction du Temple, ou encore à celui, plus proche de nous, de l’Inquisition. « Mais tous reconnaissent un sens et une place à la Shoah qu’il faut relier à la volonté divine, même si celle-ci reste imparfaitement connue. Tous tendent à penser qu’après la Shoah, le peuple juif s’est trouvé renforcé. »

Aujourd’hui, la Shoah est en train de devenir un épisode de l’Histoire pour les Juifs du monde entier, une « réalité historique ». À travers les cérémonies et les prières elle est en train de prendre sa place dans la mythologie et le rituel juifs. « Quand elle aura accédé à cette place, les Juifs pourront se laisser porter par elle ; ils pourront y puiser du sens et des significations et ne seront plus réduits à être ceux qui la portent, ceux qui, par leurs cauchemars et leurs frayeurs répétés, en sont les garants. »


Située en pleine guerre, l’entreprise nazie d’extermination du peuple juif a ceci de particulier que chaque pays envahi par l’Allemagne devra contribuer, bon gré mal gré, à l’organisation de la déportation et de l’extermination des Juifs. Certains pays y seront réticents, comme la Hongrie jusqu’en 1944, ou carrément opposés, comme le Danemark ; d’autres, comme la France, sous le gouvernement de Vichy, y participeront sans réserve.

Il y eut des survivants "cachés", comme de nombreux enfants disséminés dans des fermes à la campagne. Des survivants qui n’ont pas connu la déportation et les camps de concentration mais qui ont connu un traumatisme lié à l’effondrement du cadre de vie habituel. Qui ont vu leur environnement se modifier brutalement. Leur univers s’est soudain révélé dangereux, très dangereux. Ils ont vu leur pays, leur ville, leur famille, leur culture changer totalement, en profondeur. Leur vie a été envahie par un sentiment permanent de menace, durant plusieurs années. Ils ont vu disparaître leur famille, leurs amis.

Il y eut des survivants déportés et internés. Et quelle que soit la forme que prenait la mort en camp de concentration, la conscience qu’avaient les détenus de vivre dans un monde d’horreurs et de mort permanente était générale. Les Juifs étaient déportés en tant que Juifs, et ils étaient les seuls à trouver la mort de façon systématique, dès l’arrivée au camp.

Mais comment expliquer que certains de ces déportés soient des « survivants » ? Les facteurs d’adaptation et de survie en camp, sont extrêmement nombreux, on peut en citer quelques-uns : le jeune âge ; un bon état de santé ; l’exercice d’un travail non épuisant ; la force du caractère ; le désir de survivre ; la capacité à s’endurcir ; la perspicacité ; l’habitude de la lutte ; la capacité à se fondre dans la masse et à ne pas se faire remarquer ; le hasard de ne pas « tomber » dans un camp extrêmement dur, dans un mauvais kommando, sur un kapo particulièrement cruel ; etc. auxquels s’ajoutent les attributs négatifs : « ne pas mourir, ne pas trop travailler, ne pas se faire remarquer, ne pas penser, ne pas être sensible, ne pas se souvenir du monde d’avant, ne pas ressentir la douleur, ne pas être sexué, ne plus avoir de famille… » Mais tous finissent par citer le « hasard » comme raison ultime à leur survie.

Alors, au retour des camps, ils ont repris « forme humaine », ils se sont mariés, ont fondé une famille, élevé des enfants… En somme, ils ont mené une vie « normale ». Cette vie n’appartient qu’au jour… La nuit, ils retournent au camp. Chaque nuit, pour la plupart, ils se retrouvent dans leur « block » et là, il se passe ce qu’il s’y passait il y a un demi-siècle.

« Rien de plus réel qu’un cauchemar de survivant. »

Lorsqu’ils surgissent de leurs cauchemars, en sueur, ils passent des camps à leur appartement sans transition. Lorsqu’ils « entrent » dans le cauchemar, ils commémorent le traumatisme initial, celui de l’entrée dans l’univers concentrationnaire ; lorsqu’ils se réveillent : celui de l’adaptation quasi immédiate au « monde des vivants ».


Les enfants de survivants ne s’étaient jamais pensés comme des « enfants de survivants » ; mais dès lors qu’un chercheur psychologue les avait ainsi qualifiés, ils ressentaient à la fois une grande familiarité avec ce « qualificatif » et éprouvaient une peur, une menace face à ce qui surgirait d’eux-mêmes lors de l’entretien.

« Tous parlent de l’impact affectif du vécu parental sur leur propre enfance, ils se vivent comme le réceptacle fragile et unique des traumatismes parentaux. »


David est le fils unique d’un père survivant d’Auschwitz, et d’une mère qui fut cachée avec une partie de sa famille dans la campagne française. David est né en 1948, dans une famille qui a perdu la plupart de ses membres et qui ne conserve aucun rituel de la tradition juive. David ne se souvient d’aucune fête religieuse vécue en famille. Un soir de mars 1985 il assiste à la projection d’un film – Eichmann, l’homme du Troisième Reich – au Rivoli-Beaubourg dans le cadre du IVe Festival International du Cinéma Juif. Une bombe explose : « on a essayé de me tuer parce que j’étais juif » se dit-il. C’est en vivant l’attentat qu’il devient juif selon la logique du vécu parental. De cette manière, il se rapproche de son père, il tente de s’affilier. Il est désormais en quête de « sens juif » à donner à son existence.


En 1943, Sarah a 18 ans, elle est arrêtée par la milice française. Elle est internée à Drancy puis est déportée à Auschwitz. Elle reste à Auschwitz jusqu’à la marche d’évacuation du 18 janvier 1945. En 1948, elle se marie avec Henri, qui fut caché pendant la guerre et dont la mère est morte en déportation. Alors qu’on l’a déclarée ménopausée, elle donne naissance à une fille, Sylvie, en 1961. Les parents de Sylvie, Sarah et Henri, n’observent aucune règle juive. Sylvie n’a quasiment rien hérité du judaïsme au sens religieux et culturel du terme, c’est à l’âge de sept ans qu’elle décide de fréquenter la synagogue, et de jeûner à Kippur. Vers l’âge de onze ans, Sylvie commence d’elle-même à fréquenter les milieux juifs et sionistes. Elle se trouve dans une revendication constante de l’histoire passée, comme dans une recherche perpétuelle et jamais assouvie du sens à donner à la Shoah. « Les enfants de survivants nés après la guerre sont profondément convaincus d’être des « miraculés ». Ils cherchent désespérément un sens à leur histoire, une raison à leur existence. »


Entre 1942 et 1943, le père de Manuel est arrêté et interné quelques jours à Drancy. Son nom de famille est espagnol. Bien que d’origine ashkénaze, il porte un nom qui remonte à la vie des Juifs en Espagne, un nom hérité de cette époque et que la famille a pu conserver longtemps après l’Inquisition. Au camp de Drancy, cela lui vaut d’être sauvé : « Il y avait des policiers français là-bas, qui lui ont dit : “Tu ne peux pas être juif ! Regarde, par rapport aux autres.” » Manuel est né à Paris, en novembre 1944. « Tout ce qu’il imagine, c’est l’état d’angoisse dans lequel il a dû être conçu. Bien que né dans Paris libéré, il est investi dès sa naissance d’une extrême « protection » parentale. Ses parents lui donnent un prénom espagnol et ne le font pas circoncire pour le protéger. »

Sa fille aînée s’est mariée et, dans l’éventualité de la naissance d’un petit-fils, la tradition veut que l’enfant soit tenu dans les bras de son grand-père pendant la circoncision. Sans être circoncis, il ne peut pas devenir grand-père. Il est donc résolu, à quarante-sept ans, de devenir un vrai juif. « La circoncision du fils est un acte qui inscrit définitivement le père dans son groupe d’appartenance juif. […] Enfin, tout fils qui naît dans une famille juive et qui n’est pas circoncis est « retranché » de son peuple : il est projeté au-dehors de la lignée juive. » Pourtant, il parle français comme un vrai Parisien. Il a mené, jusqu’à très récemment, une vie complètement goy : il ne fréquentait pas la synagogue et ne pratiquait aucune coutume traditionnelle. Il n’est jamais allé en Israël et ne souhaitait pas, tant qu’il était marié, se trouver entouré de Juifs. Manuel est juif d’origine ashkénaze et pourtant il comprend à peine le yiddish, il n’est pas circoncis et porte un nom espagnol non juif.


Marc est né à Paris en 1962 de parents juifs polonais émigrés en France en 1957. Sa famille n’étant pas du tout religieuse, Karol, le père de Marc, n’a reçu aucune éducation traditionnelle juive. Marc s’étonne de ses propres cauchemars : sans avoir jamais entendu ses parents raconter la moindre scène d’horreur, il a l’impression d’avoir vécu dans une « ambiance et une atmosphère très denses » depuis son plus jeune âge. Marc considère le fait d’être juif indépendamment de la religion et des rites. Il se sent très proche de la pensée et de la culture juives mais complètement éloigné de toute forme de rituel. Aujourd’hui, Marc pense que l’identité juive est nécessairement transmise et ne passe pas nécessairement par la religion. En réalité, il la relie aux événements dramatiques de la Shoah auxquels il a toujours été très sensible. Il a le sentiment – comme beaucoup d’enfants de survivants – d’avoir lui-même vécu la Shoah à travers ce que ses parents lui ont fait ressentir dans son enfance. En un mot, il se sent témoin du passé.

… etc., etc. …


En conclusion, on peut penser qu’Hitler avait tout faux ! En voulant exterminer le peuple juif, en plongeant l’occident dans l’horreur indicible « le traumatisme de la Shoah est venu imposer un non-sens radical dans un monde qui déjà commençait à perdre raison », il a permis aux enfants de survivants de chercher un sens à leur Histoire, un sens à leur vie, un sens à leur existence qu’ils ne peuvent trouver hors du groupe.

Un acte fédérateur qui se chiffre en millions de morts.


Philou33
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le 20 avr. 2023

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