Céline décide de se donner sa propre "interviouwe".
Pour ça, ce cher Louis-Ferdinand se crée un interlocuteur, un certain Professeur Y.
L'écrivain sait qu'il est maudit, un génie du mal. Il a raté de peu le prix Goncourt avec "Voyage au bout de la nuit", après avoir lâché cet obus stylisé dans la mare tranquille de la littérature française. Puis vint la drôle de guerre. Le blitzkrieg foudroie la France en six semaines. La première puissance militaire du monde chute. Le plus "grand" écrivain du XXème siècle a déjà chuté, malgré l'ascension de l'antisémitisme. Il a publié deux pamphlets (Bagatelles pour un massacre et L'École des cadavres). Il en publiera un autre (Les Beaux Draps). La haine des Juifs de Céline est d'une violence rare et absolue.
Le destin danois voudra que le pamphlétaire échappe à l'épuration.
Voilà où Céline pense en être dans les années 1950. Un homme doué, au-dessus du lot, qui surnage parmi les idiots. Injustement traité. Pourtant, il l'a cherché son traitement. Un comble pour un médecin.
Il n'empêche, cet "interviouwe", il ne l'a pas cherché. Non. Il a écrit tout ceci comme ça. D'un coup. Improvisation ! L'esprit nihiliste de l'écrivain nous pond ainsi sa façon dont il a mis en bière la littérature habituelle, les romans "chromos". Et son discours, il se boit facilement, comme une bière.
Au départ, l'auteur part en guerre. Pas lassé par deux conflits mondiaux, il attaque tous azimuts à coups de cynisme, avec son humour et sa haine de l'Homme. Le public y passe. Les éditeurs. Le prix Goncourt (aurait-il dit la même chose, s'il l'avait eu ?). Tous. Paranoïaque.
Céline se montre : "J'ai pas d'idées moi ! aucune ! et je trouve rien de plus vulgaire, de plus commun, de plus dégoûtant que les idées !" Un moyen de se dédouaner de ses écrits passés. En fait, il se cache. Céline, il pense pas. Il écrit des pamphlets antisémites, mais il n'a pas d'idées. À l'hiver de sa vie, Céline n'a rien perdu de son opportunisme ! Ce même opportunisme qu'il l'avait poussé (en partie) à écrire des torche-culs abjects et de se vanter d'être collaborationniste avant tout le monde, va de nouveau revenir. Se servir d'un roman aux objectifs publicitaires pour racheter une "image souillée par les autres", c'est hasardeux. Je préfère dire cela. Sinon, il va croire que j'interprète mal son entretien. Loin de moi l'idée d'avoir la tâche de le salir. La tache sur son prestige, c'est son oeuvre . Avec Céline (comme avec d'autres), les gens disent : "il faut distinguer l'œuvre de l'artiste". Oui. Sauf que Céline s'amuse à faire maigrir la frontière entre "œuvre" et "auteur". Un régime sec et autoritaire. Lui qui a tellement été outré par l'imposture Stalinienne et son régime totalitaire… On est totalement perdu. Qui parle ? Céline ? Le narrateur ?
D'ailleurs, en lisant le livre, chacun se pose une question : "C'est moi qui lis, ou est-ce quelqu'un qui me lit la chose ? Il me parle ?!"
Céline, parle d'une petite invention. Toute petite invention. Que seul lui a été capable de créer ! La modestie et l'égocentrisme se conjugue au plus-que-parfait chez le vieux Louis.
Mais il faut le reconnaître, aussi salaud qu'il soit, il reste unique. Oui !…
Il va nous décrire "son style profilé spécial, son rendu émotif". Et il a raison ! En effet, je me suis demandé si réellement je lisais le livre… J'avais l'impression qu'il me causait. Puis, il prévient dans le roman. Ça part crescendo. Alors du coup, j'ai cru qu'il était dans ma tête, à me causer. Puis j'ai cru qu'il pensait à ma place ! Puis j'ai cru que c'est moi qui pensais et écrivais le livre ! Démentiel ! Le pire, c'est que Céline prévoit quelques pages plus tôt ce délirium, le tout sur un ton cru.
Quand nous parlons, nous employons des mots pour faire des phrases complètes. Quand nous écrivons, nous écrivons des mots pour faire des phrases complètes. Toujours avec un ordre, une droiture et un respect de la langue de Molière.
Quand nous pensons, nous nous embêtons pas à faire des phrases dans nos têtes. Non !…
C'est juste des bouts de phrases, des mots, des raccourcis. Pour dire à quelqu'un que nous avons faim et soif à cause d'une dure journée de travail, nous allons lui dire "j'ai eu une journée d'enfer, j'ai faim et j'ai soif". Tout seul, on va penser : "Fatigué là !… Faim et soif !…" Et c'est ça que Céline a compris ! Il dépasse même la combinaison entre langue écrite et orale. Il mélange la pensée avec. Il nous fait comprendre des choses sensées en peu de mots, avec un style génial.
Mais le pire dans tout ça, c'est que le Professeur Y est aussi absorbé que nous par Céline. Il a envie d'uriner, mais il se retient car il veut entendre la suite du discours de Céline. Il va même se faire dessus, au final. Absorbé !…
Bref, Céline m'a captivé. J'ai lu la chose d'un coup, d'un seul.
J'ai dû me forcer à m'arrêter de lire pour aller faire pipi, sinon j'allais y passer aussi, comme le professeur Y. Comme le professeur Y… Attends là, je viens de saisir ! Il avait compris ça aussi, Céline ?