Sojourner Truth, ancienne esclave, rappelait avec aplomb aux audiences noires les difficultés des femmes, et aux féministes celles des Noirs. Il n’est donc pas étonnant qu’aient reconnu en elle un modèle les militants des luttes intersectionnelles.
Et il est vrai que ces retranscriptions de discours laissent voir un personnage admirable. Sojourner Truth était analphabète, et ses discours sont d’autant plus efficaces qu’ils sont d’une grande simplicité, créant un contraste frappant avec le sentimentalisme très rhétorique et romantique avec lequel ils sont relatés (du genre, pour pasticher : « à entendre ces paroles, il eût fallu bien peu de cœur pour ne pas avoir les yeux embués de larmes, et l’auditoire manifesta pendant de longues minutes encore son enthousiasme. »). Il ne faut donc pas chercher dans ces discours des trésors d’éloquence : après quelques expressions frappantes, le propos, faute de composition, devient assez filandreux, et les discours sont vite assez répétitifs. Néanmoins, elle fait entendre une voix courageuse, avec un message profondément ancré dans la religion, et non dénuée d’humour. La façon dont elle raconte sans fard les cruautés de l’esclavage est frappante, notamment quand elle mentionne, presque en passant, qu’elle ne pouvait vraiment appeler « siens » ses propres enfants, et qu’ils lui ont été arrachés sans qu’elle puisse jamais rien savoir de ce qu’ils sont devenus. Et l’on ne peut qu’admirer la détermination de l’oratrice à faire entendre sa voix quand tout dans la société de l’époque la poussait à se taire.
Mais l’écoutait-on vraiment ? On a l’impression que ceux qui transcrivent ses discours insistent sur sa singularité, son altérité : faisait-on alors attention à son message, c’est-à-dire l’affirmation d’une commune humanité ? On la surnommait la Sybille lybienne : façon d’en faire symboliquement une Autre, une Africaine, et non une authentique Américaine ? D’ailleurs, elle est notamment devenue célèbre grâce à un article que lui a consacré Harriet Beecher Stowe, l’autrice de La Case de l’Oncle Tom. Mais celle-ci transcrit les paroles de Truth avec des marques idiomatiques des Noirs du Sud que n’auraient jamais utilisées une ancienne esclave de New York. Comme s’il était inacceptable de se rappeler que les braves Yankees avaient aussi trempé dans les crimes de l’esclavage. Comme si Truth, trop vite assimilée à un stéréotype, ne pouvait jamais faire entendre vraiment sa vérité.
L’édition Penguin fait figurer également d’autres discours ou tribunes de militantes afro-américaines de la deuxième moitié du XIXe siècle. La plupart abordent une question cruciale qui se posait aux populations noires des Etats-Unis après la Guerre de Sécession, et plus particulièrement aux femmes noires : comment sortir de la marginalisation et de la pauvreté au sein d’une société dont on ne peut guère attendre de soutien ? Comment articuler la réussite personnelle et l’avancement de tous ? On voit une sorte d’aporie : comme les Noirs bénéficient désormais, nominalement du moins, des mêmes droits, on attend qu’ils prouvent qu’ils sont réellement les égaux des Blancs ; mais les séquelles de la servitude, l’absence d’éducation et les discriminations pèsent d’un tel poids qu’il est impossible ou presque de répondre à ces attentes, ce qui conforte les oppresseurs dans leurs préjugés. Ces discours présentent une éloquence plus traditionnelle, plus travaillée que celle de Sojourner Truth, mais aussi d’un style plus lourd.