La poésie prend souvent la femme comme objet : c’est la Muse, celle qu’on aime, celle au sujet de laquelle, sans cesse, se construit un discours masculin. Il est donc particulièrement intéressant que les féministes se soient emparées de ce médium pour faire entendre un discours sur les femmes elles-mêmes.

En elle-même, cette réappropriation rend cette anthologie passionnante en montrant de multiples facettes de l’expérience féministe. En effet, il y a parmi les autrices des femmes de diverses origines, des femmes racisées, des hétérosexuelles, des lesbiennes, des trans, etc. Mais ces poèmes sont aussi d’une grande beauté, tirant souvent leur force de leur simplicité, et leur façon de faire entendre clairement ce dont la société attend que ce soit tu, tout en préférant la vérité d’une expérience intime aux postures et aux grands discours, sans craindre la violence. Ainsi, « Monster » de Robin Morgan m’a semblé un chef d’œuvre : elle décrit, à partir d’un mot d’enfant, sa peur que son fils de deux ans apprenne à voir dans la féminité une altérité à détester et à dominer. Dans beaucoup de poèmes, on rêve d’un retour à un « avant » idéalisé : on pourrait y voir le souvenir d’une théorie longtemps en vogue selon laquelle les premières sociétés étaient matriarcales. J’y vois plutôt une nostalgie d’un état d’innocence, avant que s’insinue le discours patriarcal aliénant, qui fausse même le regard sur soi. Le travail poétique d’affirmation de soi et de la valeur de l’expérience féminine passe d’ailleurs plusieurs fois par la réappropriation de sa propre langue, avec l’insertions d’espagnol et de yiddish (l’on peut cependant regretter que ces passages n’aient pas été traduits).


C’est une édition explicitement féministe, avec des traductions notamment qui utilisent l’écriture inclusive. Cela me semble une démarche cohérente avec le propos du livre ; en revanche, j’ai vraiment tiqué quand, dans la biographie des autrices, les cavales de certaines, après des braquages de banque meurtriers, sont présentés presque comme une résistance politique (« elle entre dans la clandestinité »), et surtout quand il est question, deux fois, de la « mort d’un flic » et du « meurtre de flics ». Et ce n’est pas la même chose de tenir des propos très violents dans un poème et dans de telles notices. Ne peut-on faire entendre une voix féministe forte sans procéder à une telle déshumanisation ?


Enfin, j’ai moins aimé l’essai de Jan Clausen précédant l’anthologie proprement dite, pas toujours d’un grand intérêt. Tout d’abord, même s’il propose des pistes de réflexion intéressantes, il est assez répétitif, car semble réunir plusieurs articles. Il m’a semblé aussi trop verser dans les questions d’identité (pour caricaturer un peu : une féministe hétéro blanche a-t-elle autant de légitimité qu’une noire lesbienne ?), et les débats internes aux cercles de poétesses féministes américaines. L’autrice semble dans une situation inconfortable : d’une part, elle dénonce, avec beaucoup de précautions, le poids excessif du politiquement correct et des attentes politiques et non poétiques du public, mais d’autre part elle inscrit le plus possible son article dans ce système. Cela me semblait donc parfois assez futile – mais qui suis-je pour juger, moi le bourgeois blanc gay cisgenre ? Mieux vaut donc ses concentrer sur ce qui essentiel : les morceaux de bravoure poétiques de cette anthologie.

Ascyltus
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le 21 oct. 2023

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