L'éthique de la vertu que propose Aristote est par bien des aspects moins clinquante que l'utilitarisme qui fait du chiffre avec la morale, et le déontologisme prompt à poser des principes et des lois universalisables. Pourtant, sa réflexion tout en étant plus modeste, possède une grande portée. Aristote ne prétend pas nous dire ce que nous devons faire exactement dans chaque cas ou quels principes nous devrions toujours suivre. D'après le lieu commun de L’École d'Athènes, il s'agit de partir de la "terre", même si c'est pour rejoindre le "ciel" dans le livre X. Aristote se demande en effet ce qu'est le bien en partant de la façon dont nous le considérons habituellement : la victoire pour le stratège ou la santé pour le médecin. Il dresse une typologie des vertus largement inspirée de ce que nous considérons comme tel : le courage, la libéralité, la justice, l'amitié, la prudence pour ne citer que les principales. Quitte à redresser le jugement commun quand celui-ci fait des confusions entre le juste milieu et un de ses extrêmes, à propos de l'ambition par exemple, qui est un extrême par excès et non une vertu. L'ouvrage vaut justement pour cela : c'est une philosophie à la fois technique et accessible, des élèves de terminale peuvent la lire sans problème. C'est une philosophie qui fait preuve de critique et de rigueur intellectuelle sans affronter violemment le sens commun.
Il faut ajouter que l’Éthique à Nicomaque n'a pas été publiée par Aristote lui-même. Il s'agit de notes de cours, sans doute compilées par son fils Nicomaque et son élève Théophraste après sa mort. D'où le caractère décousu et parfois tortueux du livre. Mais avoir accès aux notes de cours d'un immense philosophe, le professeur du Lycée, est un plaisir sans bornes. L'aridité de la présentation des idées ne doit pas masquer le caractère extrêmement stimulant de suivre les méandres d'une éthique en train de se construire, de se formuler, d'avancer des thèses, d'en critiquer d'autres, de revenir en arrière parfois.
Nous sommes aussi surpris de trouver une typologie des constitutions politiques en plein milieu du livre sur l'amitié. Mais c'est complètement cohérent pour un esprit comme Aristote : l'humain se pense dans sa dimension politique, il n'est pas un solitaire, reclus dans ses affects, tourné vers son ego. J'ajouterais qu'Aristote est presque un médecin légiste ou un nécrologue malgré lui : il travaille sur le théâtre grec quand Euripide et Aristophane sont déjà morts depuis longtemps ; il décrit la démocratie quand les Macédoniens l'ont vidée de son sens... Existe-t-il encore une amitié au sens où il en parle, à son époque ?
Ce qui me frappe encore dans l’Éthique à Nicomaque, c'est qu'aucun genre de vie n'est négligé. Le questionnement sur la vertu consiste à se demander ce qu'est pour nous le Bien, comment atteindre l'excellence, et quelle personne nous voulons être. Ainsi le militaire, le médecin, le joueur de cithare, l'architecte, le sage qui contemple Dieu, le législateur et le citoyen, toutes ces activités sont analysées par Aristote, chacune possédant son bien propre. Bien sûr, ces activités sont tout de même hiérarchisées. La vie politique et la vie théorétique sont mises au premier plan puisqu'elles permettent de réaliser la vertu en soi, potentialité humaine qui s'actualise par la pratique délibérée et répétée. Les autres activités actualisent des vertus plus spécifiques, ou pour le dire autrement, permettent d'atteindre un bien qui reste subordonné au bien suprême, le bonheur. Cependant, Aristote atténue la radicalité platonicienne de la séparation du Bien absolu, "au-delà de l'être", d'avec les biens terrestres. Nous retrouvons Raphaël, nous retrouvons aussi la lecture heideggérienne qui fait d'Aristote un philosophe de l'être – et non pas de l'un ; et la lecture arendtienne qui déconstruit le primat du théorétique par rapport à l'action.