Je rêve de discuter un jour d’Eugénie Grandet avec un partisan de l’ultra-libéralisme. Mais avec un vrai, pas un financier qui cache cyniquement son goût pour le pouvoir sous la science économique, mais un qui ait le cœur pur, qui y croie vraiment, qui se dise avec Félix Grandet que l’argent se mérite, que « les écus vivent et grouillent comme des hommes : ça va, ça vient, ça sue, ça produit » (p. 1153), que « la vie est une affaire » (p. 1173) et qu’il est possible d’exercer un pouvoir économique sans écraser qui que ce soit. Mettons que j’en discute avec un D.R.H., ce serait fabuleux. Oui, le père Grandet est un avare, mais aussi un D.R.H., et peut-être le D.R.H. ultime.
À ses yeux, les humains sont des ressources, au même titre que les tonneaux qu’il fait fabriquer, que le vin qu’il fait récolter, que les terres qu’il possède et où il fait pousser le vin dont il remplit les tonneaux, et que les revenus qu’il tire de ces terres et qui deviennent eux-mêmes la ressource pour d’autres revenus. Sa domestique, sa femme, sa fille, son neveu sont des ressources. La faillite et le suicide de son frère sont des ressources. Mais à la différence de mon D.R.H. modèle, il veille à n’être la ressource de personne.
La première géniale trouvaille de Balzac, c’est d’évoquer toute la carrière de Grandet, « en 1789 un maître-tonnelier fort à son aise, sachant lire, écrire et compter » (p. 1130) et en 1827 un moribond qui, « lorsque le prêtre lui approcha des lèvres le crucifix en vermeil pour lui faire baiser le Christ, […] fit un épouvantable geste pour le saisir, et ce dernier effort lui coûta la vie » (p. 1175). L’homme d’affaires est devenu avare, le cas social est devenu cas psychologique, voire psychiatrique. C’est parce qu’il est évoqué sur la durée qu’en un sens, Grandet fascine encore plus qu’un Harpagon ou – pour rester chez Balzac – qu’un Gobseck (1).
Quand un roman comporte un tel personnage, difficile aux autres d’exister : certaines analyses tiennent le père Grandet pour le personnage principal du roman intitulé d’après sa fille. Ça ne me paraît pas indéfendable (2).


C’est là que réside la seconde géniale trouvaille : la structure. Force est de reconnaître qu’il y a dans Eugénie Grandet des pages longues et ennuyeuses comme trois heures en province. Je reste persuadé que Balzac le sait : dans les descriptions, dans les retours en arrière et bonds en avant explicatifs (« Pour ne point interrompre le cours des événements qui se passèrent au sein de la famille Grandet, il est nécessaire de jeter par anticipation un coup d’œil » etc., p. 1142), dans les caricatures de personnages qui finissent traverser le papier tant le narrateur y insiste, dans les considérations psychologiques déclenchées par un regard ou un geste d’un personnage, dans les lettres d’amour reçues par Charles et lues (si mal) par Eugénie, il y a un style balzacien, mais il y a aussi, derrière tout cela, la volonté balzacienne de temporiser (3).
Et après cent vingt pages – il en reste alors cinquante avant la fin – vient une promesse : « Dans trois jours devait commencer une terrible action, une tragédie bourgeoise sans poison, ni poignard, ni sang répandu ; mais, relativement aux acteurs, plus cruelle que tous les drames accomplis dans l’illustre famille des Atrides » (p. 1148). Ça, c’est pour rappeler que la Comédie humaine a à voir avec le théâtre. Eugénie Grandet, est une tragédie en cinq actes où la seule fonction des quatre premiers est de préparer le dernier.


C’est à ce moment que tous les personnages prennent leur sens et qu’Eugénie se détache – une forme de money time (3), si on veut ! « Enfin, hormis le nombre des personnages, en remplaçant le loto par le whist, et en supprimant les figures de M. et de Mme Grandet, la scène par laquelle commence cette histoire, était à peu près la même que par le passé. La meute poursuivait toujours Eugénie et ses millions ; mais la meute plus nombreuse aboyait mieux, et cernait sa proie avec ensemble » (p. 1180) : et à ce moment-là, on n’est plus qu’à vingt pages de la fin.
Eugénie et ses millions échapperont-ils à la meute ? Ce qui importe, c’est qu’Eugénie est enfin formée : elle a compris le monde en l’observant. Elle pourra écrire à l’ingrat et insouciant Charles cette terrible lettre pleine d’une simplicité meurtrière – « Soyez heureux, selon les conventions sociales auxquelles vous sacrifiez nos premières amours » (p. 1195)…
Et c’est là que réside la tragédie pour elle aussi : sa vie amoureuse – c’est-à-dire aux yeux de Balzac l’essence de sa vie de femme – commence et se termine par une illusion perdue (4). Charles vivra la même désillusion, dans ce qui chez lui – comme chez son oncle – remplace la passion amoureuse : la passion de l’argent. Comme dans les tragédies, c’est encore la servante qui s’en tirera le mieux.


La troisième et dernière géniale trouvaille de Balzac passerait presque inaperçue. « Mme de Bonfons [c’est-à-dire Eugénie mariée] fut veuve à trente-trois ans, riche de huit cent mille livres de rente, encore belle, mais comme une femme est belle à près de quarante ans. Son visage est blanc, reposé, calme. Sa voix est douce et recueillie, ses manières sont simples. […] Malgré ses huit cent mille livres de rente, elle vit comme avait vécu la pauvre Eugénie Grandet » (p. 1198). Vous l’avez repéré, ce glissement dans l’utilisation des temps (3) ? On passe d’un « fut » à un « est » général, puis à un présent qui peut aussi bien valoir vérité générale que cas particulier.
Quoi de plus efficace, pour faire valoir le réalisme (5) d’une histoire, que de la conclure au présent ? On retrouvait le même procédé un peu plus tôt : « Les renseignements donnés à sa mort [de Grandet] par son inventaire n’ont jamais fourni la moindre lumière » etc. (p. 1142). Mais ici, en plus de cela, avec « elle vit comme avait vécu », la boucle est bouclée, comme chez Proust (3), l’or a fini d’attirer l’or. Fin du tourbillon.


(1) En fait, Gobseck est lui aussi évoqué sur la durée, mais son cas est dispersé dans plusieurs récits de la Comédie humaine.


(2) L’éditrice du roman en « Pléiade », « même si Eugénie est bien le “principal” personnage de cette histoire », n’est « pas certaine, pour [sa] part, qu’il soit le plus intéressant » (p. 999, dans l’introduction d’ailleurs enthousiasmante). Ça me paraît encore moins indéfendable.


(3) On parle de la société, de l’or, de l’énergie, mais le temps me semble un autre thème majeur de la Comédie humaine. Cela me paraît flagrant dans Eugénie Grandet. (On pourrait ajouter le bégaiement du père Grandet, particulièrement pénible à lire, à la liste de tout ce qui retarde (dans) ce roman.)


(4) On pourra toujours la trouver mieux lotie que ses parents, qui n’ont jamais eu de vie amoureuse.


(5) Là encore, l’introduction en « Pléiade » propose des remarques précieuses sur la notion de réalisme (« le récit réaliste tire sa lisibilité de l’existence d’un hors-texte qui est la réalité (ou ce qui est donné comme tel) » (p. 1021) et sur ce qu’elle a de paradoxal dans Eugénie Grandet.

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le 2 nov. 2020

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