« Ce ne sont pas les informations qui nous font défaut. Ce qui nous manque, c'est le courage de comprendre ce que nous savons et d'en tirer les conséquences ».
Voici comment commence ce livre inclassable, au carrefour de l’histoire et du journal intime, de l’enquête à la fois intérieure et extérieure menée la plume à la main par Lindqvist volontairement perdu au fin fond du désert algérien. Qu’a-t-il l’impression de savoir sans encore bien le comprendre ? Ce que la simple phrase gribouillée par Kurtz à la fin de son rapport lui rappelle si bien à chaque fois qu’il se penche sur le Coeur des Ténèbres : il n’y a pas de coupure véritable entre le génocide des colonisés africains et asiatiques par les Grandes puissances du XIXe, et le génocide des juifs par Hitler. Et Conrad de prendre soudain une dimension supplémentaire, à côté de sa formidable acuité psychologique : celle d’un sismographe politique, enregistrant malgré les beaux discours et les faux-semblants la vérité toute nue d’une barbarie à front renversé, d’autant plus cruelle qu’inassumée.
Même si chaque massacre garde son sens propre et son unicité, il y a des racines à l’horreur nazie, qui plongent loin en arrière, dans une terre gorgée de sang. Un même imaginaire, refoulé, et toute cette série de non-dits et de présupposés qui conduisaient la main des Blancs "civilisés" quand ils décidaient de rayer de la carte des populations autochtones entières, sous couvert de ne pas avoir le choix ! C’est cette logique folle - et occultée avec tant d’opiniâtreté - d’une partie de l’humanité décidant soudain qu’elle devait et pouvait réduire à néant le reste de ses congénères, trop faibles, trop rustres, trop inférieurs en somme pour mériter le droit de vivre sur des terres convoitées par des envahisseurs ivre de leur sacro-sainte modernité, que l’auteur cherche à ramener à la surface : voyage dans le temps de l’histoire, et le temps de la littérature, qu’il double d’un voyage dans l’espace, l’espace intemporel et inhumain du Sahara, aussi sec et plat que la jungle que parcourt Marlow était humide et touffue. Profondeur angoissante des gouffres mémoriels, étendue désolée d’un continent martyrisé.
Voilà, il faut lire ce livre. Pas pour être forcément d’accord, mais pour se confronter à cette ombre portée de notre passé commun, d’oppresseurs aussi bien que d’opprimés.Pas parce qu’il proclamerait quelque chose de définitif, sur lequel s’appuyer (on ne s’appuie ni sur les morts, ni sur le sable, ni sur les marais) mais parce qu’il permet de renouer beaucoup de fils que la violence passée a cru bon de trancher espérant remplacer le repentir par l'oubli. Miroir désormais en miettes, dans lequel il serait bon tout de même d’oser se regarder. Et Lindqvist de terminer son cauchemar éveillé comme il l’avait commencé : « lorsque ce qui avait été commis au cœur des ténèbres se répéta au cœur de l’Europe, personne ne le reconnut. Personne ne voulut reconnaître ce que chacun savait »