Murau n'aime pas beaucoup l'Autriche (pardon : il l'abhorre, il la déteste), ni ses parents (idem). Il le verbalise avec un talent de pamphlétaire dans un long livre aux phrases répétitives, abruptes et hypnotiques (“par exemple je prêche la solitude devant Gambetti et je sais parfaitement bien que la solitude est le plus terrible de tous les châtiments. Je dis à Gambetti, Gambetti, la solitude est le souverain bien, parce que je m’érige en philosophe à son intention, mais je sais parfaitement que la solitude est le plus terrible de tous les châtiments.”). Malgré la noirceur d'ensemble du roman, où les pointes de joie n'échappent que brièvement, un sourire échappe souvent au lecteur alors que le narrateur pilonne sans pitié un membre de sa famille dans une surenchère d'adjectifs, imagine crûment le cadavre de sa mère décapitée dans un accident de voiture…
Mais Extinction n'est pas qu'un “exercice d'abhorration” — c'est aussi un remarquable tentative de saisir le phénomène mental de l'humeur, dont Th. Bernhard me paraît être le premier styliste que j'ai rencontré. La structure circulaire de l'écriture rappelle la façon dont l'homme tourmenté reprend sans cesse les mêmes manies, marquant un pli autour des mêmes obsessions et des mêmes formules. De plus, Bernhard ne s'épargne pas une réflexion sur cette humeur noire, d'abord en notant à quel point elle relève d'un acte de volonté et non seulement d'une pente naturelle (il déclare ainsi à son élève, Gambetti, que l'art d'exagérer est une façon de rendre supportable l'existence), mais aussi à quel point elle peut mener à l'insincérité et à la fausseté (cf. supra sur la contradiction que relève Murau dans son monologue intérieur entre ses déclarations sur la solitude et son propre besoin de compagnie humaine).
Cette combinaison dans Extinction de la totale sympathie vis-à-vis de son sujet — le monologue intérieur de Murau est plus vrai de nature, comme pourront en attester tous les atrabilaires — et d'une lucidité tranchante en fait un roman fascinant, dont il est difficile de se détacher.