Deuxième incursion dans l'univers Siniacien après le colossal Sous l'aile noire des rapaces, on en arrive à la spécialité du romancier, le polar. Pas n'importe quel type de polar, les grands auteurs ayant à cœur d'en réinventer les contours afin de lui donner une forme unique, proche de l'esprit de son géniteur. Femmes blafardes est une pure synthèse de la marque Pierre Siniac, à ranger quelque part entre Marcel Aymé et Rabelais. Chez l'écrivain, on aime croquer les travers de la société française dans sa diversité mais après les avoir d'abord saupoudré d'humour, fut-il noir, grivois ou absurde. La petite ville (fictive) de Jussier-Vintreuil est l'endroit rêvé pour une intrigue policière : une cité inconnue, des habitants à priori quelconques et des cadavres dans tous les placards. Un terrain de jeu idéal pour tailler un joli costard à sa communauté.
Il y a un mystère dans l'ouvrage, il serpente entre les journées de nos résidents, ponctuées de rituels quotidiens et d'automatismes rassurants. On lui accorde évidemment la plus vive attention, quitte à s'interroger sur le choix d'une construction aussi patiente. Comprenons-nous bien, on croise beaucoup de personnages et il se passe un certain nombre de choses, mais on sent qu'il y a anguille sous roche (vu le genre, ça tient de l'évidence). Arrivé à son chapitre 5, Siniac laisse libre cours à son génie pervers et nous embarque dans un chassé-croisé virtuose et déceptif, le temps de raconter la journée de multiples protagonistes alors qu'une tragédie se met en marche. 35 pages de pure virtuosité littéraire qui bâtissent inexorablement le suspense et s'achèvent sur une pirouette limite vicieuse. À partir de là, soit vous comprenez vite de quoi il retourne soit vous continuez à errer dans le brouillard jusqu'à ce que les 4 derniers chapitres (il y en a 22 au total) éclairent votre lanterne.
Dans les deux cas, sachez que Femmes blafardes se montre drôlement cynique envers le monde qu'il décrit, régi par une chaîne d'évènements et de mœurs douteuses, terrifié par le moindre changement même anecdotique. Si vous avez malgré tout déverrouillé le mystère à mi-chemin (c'est mon cas), vous jugerez que Pierre Siniac aurait pu se montrer moins explicatif dans les derniers chapitres, qui surlignent ce qui était déjà acquis depuis longtemps. L'ensemble est tout de même très agréable, agrémenté de nombreuses piques à l'endroit de ses protagonistes - politiciens, industriels, travailleurs, commerçants, policiers, charlatans - et de la situation ubuesque vers laquelle tout ce beau monde file. Raccourcie de quelques pages, cette vraie satire dissimulée sous l'apparat d'un faux polar aurait eu plus de puissance à mon humble avis. Quoiqu'il en soit, Siniac est toujours aussi bon pour cuisiner ses compatriotes, il ne faut donc pas hésiter à s'en payer une bonne tranche.