Feu pour feu par MarianneL
Les mots semblent consumer la page, dès la première phrase de ce court récit d’une force dévastatrice.
Survivant d’un massacre, l’homme a réussi à s’extraire et s’enfuir d’un charnier, quelque part en Afrique, emportant peau contre peau sa fille Adama, âgée de seulement quelques jours. Dans cette proximité, ils se sont soutenus et sauvés l’un et l’autre, dans une fuite nocturne, puis une traversée terrible vers le Continent blanc.
Quinze ans plus tard, le passé resurgit. Sa fille et ses amies, par vengeance inconsciente, ont déclenché un feu, dans une tour de la cité sans avenir où ils vivent maintenant. À sa fille, emprisonnée, le père lance une adresse, le chant désespéré d’un homme à la voix digne et puissante qui rappelle la force déchirante du grand Lyonel Trouillot.
L’homme raconte enfin tout ce qu’il n’a pas dit, le passé étouffé pour oublier l’horreur, le souvenir poignant de la mère d’Adama, le massacre puis l’exil, pour échapper aux tueurs et non pas au pays, l’infra-vie dans les marges du pays des blancs, cette peur permanente, l’errance et le désespoir des immigrants face à la porte close, les réflexes de survie, l’enfance sans horizon au cœur des tours délabrées de la cité, et enfin cet abime – de ces deux peaux jadis collées l’une à l’autre – qui s’est aujourd’hui creusé entre sa fille et lui.
«Toi à qui je n’ai pas expliqué que le quotidien médiocre, à toujours compter, l’appartement aux murs de papier laissant entrer les humeurs voisines, où nous nous croisons sans presque nous parler, les pans d’herbe pelée entre le béton, où vous étiez censés jouer, sont aussi notre salut, toi qui étouffes ici comme dans une monstrueuse contention, comment pourrais-tu ne pas ruer ? Je ne voulais pas que tu partages ma douleur. Je voulais que pour toi au moins tout commence ici.»
Et la voix de sa fille, parallèle à la sienne, vient souligner ce gouffre, dans cette langue étrangère pour lui des enfants de la cité, qui contient toutes les obsessions vides d’une vie sans avenir et la rage qu’elle engendre.
«Ici vous crachez sur nous, les anciens qui vous sommes plus étrangers que le moindre adolescent arborant vos signes de ralliement, répétant, stupide, les pauvres mots qui sont votre maison, vos barbelés où nous nous écorchons.»
Ce père qui rêvait d’un nouveau commencement pour sa fille, ne peut que constater la chute de celle qu’il a voulu préserver, semblable à une répétition, un retour du passé.
Un récit incandescent, comme pour exorciser une chute inéluctable.