Flatland nous raconte l'histoire peu ordinaire d'un carré vivant dans un monde à seulement 2 dimensions. Tous ses déplacements sont restreints à cette sorte de feuille de papier qu'est Flatland, dans lequel il côtoie ses confrères polygonaux : les soldats triangles isocèles, les triangles équilateraux de classe moyenne, les carrés et pentagones exercant les professions libérales, les polygones réguliers à 6 côtés et plus appartenant à la noblesse, les quasi-cercles prêtres detenant le pouvoir, les femmes lignes droites...
Oui, les femmes sont réduites à une figure à une dimension. Ce qui selon la hiérarchie de Flatland les relègue tout en bas de l'échelle. Car Edwin Abbott, en plus d'inventer un monde délicieusement fantaisiste, se sert de Flatland comme une fable pour critiquer les régimes autoritaires et hiérarchisés. S'en suit donc, via le récit relaté par notre petit carré, un sexisme et une intolérance voulues par l'auteur. (En particulier envers les polygones irréguliers, ces boulets différents et dangereux, traités en esclaves).
Mais le récit va au-dela de cette métaphore, exécutée d'une façon folle mais néanmoins très cohérente. Les esprits les plus matheux se rappelleront surtout que Flatland est une belle initiation à la compréhension de la quatrième dimension. Pour cela l'auteur utilise un procédé clef : l'analogie. Dans la deuxième partie du roman, le monde bidimensionnel de Flatland sert désormais de prétexte pour faire comprendre le passage de la 3ème dimension (Spaceland) à la 4ème en l'illustrant par le passage de la 2ème à la 3ème, par l'intervention d'une sphère qui va s'intersecter dans Flatland. Ce ne sera pas sans rappeler l'Allégorie de la caverne ou Matrix. Le monde sensible est très résistant et l'éventualité d'une 3ème dimension passe aux yeux des polygones pour une hérésie. D'ailleurs, le seul moyen que la sphère trouvera pour convaincre le carré, sera de l'extirper de son plan ; et le carré ne convaincra personne de ses confrères en "expliquant" tant bien que mal son expérience à cette société peu ouverte d'esprit.
Comme pour Platon, Abbott réussit dans Flatland à nous faire prendre conscience de notre ignorance : la quatrième dimension n'est pas certaine mais n'est pas une idée dépourvue de raison. (Et il en va de même pour les dimensions supérieures, d'ailleurs je ne suis pas expert physicien mais dans certaines théories des cordes le monde a 11 dimensions !). Il vise donc notre humilité de la même manière par exemple que la question de l'existence de Dieu (les questions sont d'ailleurs fort liées quand on y réfléchit). Enfin Abbott se servira également dans son analogie de la dimension 1 (Lineland) et 0 (Pointland). Le dialogue entre notre carré et le roi-segment de Lineland est vraiment très amusant, mais aussi illustre parfaitement le fait que l'on s'habitue au monde sensible dans lequel on évolue, qui est notre normalité. Ici notre carré dit au roi : "Permettez-moi de vous dire qu'au pays de la ligne, la vie doit être bien monotone", mais ça, c'est sûrement ce que doivent penser de nous et de notre monde les êtres à 4 dimensions...
Bref, j'ai beaucoup aimé ce livre. Etant déjà à l'aise avec la 4eme dimension par mes curiosités mathématiques j'ai été assez peu surpris par certains propos, mais l'ouvrage n'en reste pas moins précurseur et visionnaire pour son époque. De plus il mêle avec brio la légèreté humoristique par la manière fantaisiste dont l'histoire est racontée, et la profondeur par son propos.
Divertissant et poussant à la réflexion donc, en moins de 120 pages !
(PS : Attention toutefois, il est possible que les allergiques à la géométrie n'accrochent pas !)