Assumant pleinement ses inspirations (We need to talk about Kevin, La Servante écarlate, Children of Men), Nicolas Martin - que ses interventions radiophoniques nous manquent, même si Natacha Triou, Antoine Beauchamp et Alexandra Delbot constituent une relève remarquable - livre un premier roman empreint de ses intérêts pour la science et la SF, en "poussant un peu plus loin les curseurs de la perte de fertilité, de la manipulation du génome et du fascisme en France" (parce que, non content de nous ouvrir de multiples fenêtres vers une arborescence de sujets scientifiques, cet homme passionnant est un humaniste engagé contre les idées putrides qui envahissent nos espaces médiatiques et politiques).
L'histoire est crédible, l'auteur prend la peine d'incarner sa palette de personnages : l'avocate en droit des étrangers qui s'attache à sa fille handicapée par le syndrome du X fragile plus qu'à son fils, issu d'une expérimentation génétique qui dépasse la compréhension de ses créateurs, l'idéaliste qui, pensant pouvoir transformer le système de l'intérieur, se retrouve modelé par ce dernier au point de rapidement devenir un antagoniste, le couple haut placé qui s'accomode de ce nouveau paradigme, la militante brisée par ses confrontations, l'immigrée trahie par le système qu'elle cherche à respecter pour éviter l'expulsion, la servante convaincue par le programme de repeuplement eugéniste qui incarne la présence de la nation totalitaire jusque dans le foyer...
Tantôt centré sur le personnage de Typhaine, tantôt roman choral, Fragile/s s'attelle à donner du relief à ces archétypes : chacun se retrouve confronté à ses convictions, aux risques qu'elles engendrent comme aux arrangements moraux qu'ils se concèdent. Il y a bien sûr un ennemi identifié - ce système fasciste qui détricote les droits des minorités et des femmes, prône l'ordre et la discipline (mais échoue à s'élever au niveau de ses principes) -, mais Nicolas Martin parvient à nuancer les protagonistes de son histoire à la lumière des épreuves qu'ils traversent.
Le livre se lit facilement, les temporalités parallèles retranscrivent fidèlement les différences de rapports de Thyphaine à chacun de ses enfants : Madeleine, petite fille touchante, débordant de sentiments qui menace en permanence de perdre le contrôle et de blesser quelqu'un; et Nolan, enfant d'une précocité surnaturelle, qui dissimule ses capacités, sa froideur et sa cruauté derrière des airs poupons qui ne dupent pas sa mère (comme ils trompent le reste de son entourage, le roman détaille le gaslighting subi par Thyphaine, façons Rosemary's Baby, et la déliquescence d'un couple qui s'imprègne rapidement du patriarcat ambiant).
Les thèmes sont donc passionnants et certains choix de l'auteur sont élégants : des descriptions en creux, des scènes entendues, des mystères qui trouvent leurs réponses dans les dernières pages du livres. D'autres m'ont paru plus tièdes : les enchaînements de phrases courtes censées souligner la détresse de Thyphaine, les ratures de son carnet censées révéler ses pensées dérivantes, les coupures de presse et les rapports scientifiques qui n'arrivent que tardivement pour expliquer brutalement les événements. (Ces informations auraient pu apparaître parallèlement à l'histoire, à la maière de La Maison des feuilles, tout en conservant sa due part de mystère )
Le fait de rajouter "holo-" à différents types de technologies pour leur conférer ce côté futuriste semble peu inspiré, certains commentaires ou définitions semblent posés par l'auteur à son lectorat plutôt qu'intégré organiquement, et l'on se sent étonamment moins investi vers la fin du livre,
après l'enlèvement des enfants prodiges,
puisque la menace change d'échelle et concerne finalement moins les protagonistes qui se disent eux-même dépassés par les événements.
On appréciera l'ironie d'une société recentrée sur elle-même qui se retrouve contrainte à changer prodigieusement d'échelle, mais je pense que j'aurais préféré qu'au mystère s'ajoute une menace permanente (de Nolan, de l'intelligence artificielle domotique, de Bénédicte et de tout cet environnement censé enfermer Thyphaine dans un piège de chaque seconde).
Cela dit, le sort des personnages nous a suffisamment intéressé pour dévorer Fragile/s en une grosse après-midi, et les ouvertures entrevues dans l'acte final nous invitent volontiers à imaginer d'autres récits dans le même univers. De quoi vouloir suivre Nicolas Martin dans ses futures créations.