Bien plus qu'une œuvre sur la création scientifique, ce roman est avant tout une aventure d'une infinie tristesse, décrivant la solitude poussée à son paroxysme. Imaginez-vous naître soudainement, sous une forme adulte mais avec l'âme d'un nouveau né, qui ne connaît rien du monde, et lâché dans la nature sans aucune indication. Imaginez-vous doté de l'apparence la plus monstrueuse qui soit, dans l'incompréhension totale face à la nature humaine qui vous rejette, qui s'évanouit à votre seule vue.
La créature de Victor Frankenstein, qui ressent pour la première fois de sa "vie" toutes sortes de sentiments primaires et qui devra se débrouiller entièrement seul pour les identifier, les différencier, leur donner un nom. La faim, la soif, le froid, la chaleur, mais surtout la peur et le désespoir. Une entité isolée sans connaissances qui se débat pour recourir à ses propres besoins sans aucun guide en ce monde pour lui montrer la marche à suivre.
Cette solitude extrême, pendant des mois, presque des années, le pousse à errer sans but, à se cacher indéfiniment tout en enviant un peu de bienveillance humaine. Mais à force de se heurter continuellement à un mur de violence, de mépris et de terreur, cette nature vertueuse et bienfaisante de nouveau né se mue peu à peu en une haine profonde et on ne peut finalement que détester ce créateur égoïste qui a lâché sur terre une âme perdue dans un corps monstrueux, sans jamais chercher à l'aider, à lui accorder un peu de bonheur.
"C'est un grand malheur que d'être sans amis ; mais le cœur de l'homme, quand nul intérêt personnel immédiat ne l'obscurcit, est plein d'amour et de charité fraternelle."
Ce qui est fascinant dans cette œuvre fantastique, c'est que, contrairement à beaucoup d'autres, le "monstre" ici est doté d'une incroyable humanité, presque trop réelle. Et au final, c'est la créature qui émeut, et le personnage principal qui dégoute. Au départ, on est désespéré pour le créateur qui voit sa créature pratiquer d'affreux crimes. Mais à mesure que le récit avance, une incontrôlable antipathie s'élève envers Victor Frankenstein, tandis qu’inversement, on ne peut que compatir avec le monstre.
Ce qui est d'autant plus immersif, c'est que l'on a droit à 3 narrateurs. Walton, qui fait la découverte d'un Frankenstein au bout du rouleau. Frankenstein, qui raconte son histoire. Et dans le récit de Frankenstein, la créature qui lui explique son atroce cheminement, et qui nous ouvre les yeux sur la véritable nature d'un savant inconscient.
Car tout comme Prométhée, le savant Frankenstein a défié les Dieux et se voit puni dans un tourment éternel. Il a voulu prendre la place de Zeus, insuffler la vie lui-même et créer un humain. Et il s'est détourné de cette chose qui ne lui convenait pas, qui était à ses yeux imparfaite. Mais on ne joue pas ainsi avec les lois de la nature sans en subir les conséquences. Voilà un peu la morale scientifique de Mary Shelley, qui paraît étrangement toujours d'actualité (clonage, intelligence artificielle, etc.).
"Je collectais des os dans les charniers, et je violais, de mes doigts profanes, les secrets extraordinaires de l'organisme humain. […] La salle de dissection et l'abattoir me procurait une grande partie de mes matériaux […]."
Je pense qu'on a probablement une vision un peu erronée de l'histoire "Frankenstein". Et toute cette humanité déroutante émanant d'un être composé de cadavres, né de façon artificielle, dans une pure hérésie scientifique, est vraiment déroutante. La dernière partie est affreusement triste, alors qu'on s'attend à être épouvantés dans la plus pure tradition du fantastique. La magie et l'horreur du personnage principal qui, au lieu de se détruire lui même, tel un Henri Jekyll ou un Dorian Gray, détruit lentement et de façon ignoble une âme bienveillante et désespérée qui n'a jamais voulu être créée.