Attention : cette critique comprend un certain nombre de spoilers que je n'ai pas mis en exergue.


Étant moi-même originaire de Nouvelle-Calédonie, descendant de bagnards, colons et autres marins au long cours, j'étais très curieux de découvrir ce roman. Mon bout de terre du bout du monde suscite rarement l'intérêt des métropolitains, sauf quand tout prend feu et qu'on leur demande de mettre la main au portefeuille pour payer les pots cassés. Bien que surpris par le titre de cette fiction, que je trouve un peu prétentieux et finalement pas très évocateur, je me suis plongé plein de bonne volonté dans cet ouvrage pour lequel j'avais plein d'attentes. Malheureusement, elles ont été déçues.


Reconnaissons tout d'abord à Alice Zeniter qu'elle s'est clairement renseignée sur son sujet. Ce livre est très documenté, trop documenté peut-être. Nouméa y est décrite avec beaucoup de justesse, l'autrice a su saisir l'essence de ce qui anime les habitants de l'île, elle ne manque pas d'agrémenter son récit de détails évocateurs... Mais le résultat est scolaire, on a l'impression d'une bonne élève qui a tenté de faire rentrer au forceps l'intégralité des informations qu'elle a pu collecter sur son sujet dans sa courte histoire. Passée l'énumération de tous les arbres, de tous les poissons et de toutes les expressions locales, que reste-t-il ? Pas grand chose en réalité. Le rythme est lent, le style un peu trop dense et parfois inutilement précieux, les personnages sont plutôt bien croqués mais leur rôle dans la narration n'est pas toujours très clair. Le personnage de Laurie ou celui du policier apparaissent un peu illustratifs, et n'apportent pas grand chose à l'histoire.


Mais la faiblesse majeure du roman réside d'après moi dans sa structure curieusement déséquilibrée. Les deux premiers tiers du livre nous présentent le personnage de Tass, ainsi que sa nouvelle vie dans sa Nouvelle-Calédonie natale, avant de mettre en place un mystère assez peu excitant qui consiste en la disparition de deux de ses élèves, avec lesquels on s'est à peine familiarisés. Ces plus de deux cents pages servent principalement de prétexte à Alice Zeniter pour décrire le Caillou, présenter les moeurs de ses habitants, décrire les tensions historico-politiques qui agitent l'île. Pour cela, elle alterne les chapitres concernant sa jeune héroïne et ceux mettant en scène un groupe de jeunes agitateurs kanak développant une forme de rébellion à la croisée de la désobéissance civile et de la résistance non-violence, qu'ils baptisent "empathie violente". Si le concept développé est loin d'être inintéressant, force est de constater que ces longs passages frappent par leur caractère artificiel et déconnecté de la réalité. Quiconque a réellement vécu en Nouvelle-Calédonie sait pertinemment que la résistance des indépendantistes est au contraire marquée par une forme de réelle violence, verbale comme physique (qu'on puisse la trouver justifiée ou non est un autre sujet), comme on pu les démontrer les récentes émeutes qui ont secoué l'île. Par ailleurs, et c'est un avis très personnel, mais les surnoms ésotériques que se donnent les membres du groupe me semblent un peu grotesques et, là encore, assez peu représentatifs d'une quelconque réalité.


Le dernier tiers du livre consiste principalement dans un long rêve éveillé où la vie de l'ancêtre bagnard de la protagoniste lui apparaît en hallucination. Mais le procédé est un peu artificiel, longuet et pas toujours passionnant. On a alors droit à une soixantaine de pages de cours sur l'histoire de la colonisation, à mi-chemin entre l'exposé de collège et la visite guidée du bagne (à laquelle Alice Zeniter a probablement assisté avec beaucoup de sérieux). Le caractère hallucinatoire est au demeurant tout relatif, tant ce que décrit Tass est bien trop long, précis et scolaire, là où l'on était en droit de s'attendre à une apparition onirique, hyperbolique, symbolique ou métaphorique de cet ancêtre.


Par ailleurs, ce long récit historique est interrompu par une dizaine de pages particulièrement maladroites où l'autrice nous fait sortir du récit pour évoquer sa propre expérience à travers une mise en abîme surprenament naïve. Alice Zeniter casse ainsi le quatrième mur de façon inattendue, soulignant grossièrement les ficelles et en achevant de nous faire sortir de son histoire. La fin est de toute façon évacuée en quelques dizaines de pages, loin d'apporter le souffle et l'ampleur promis par le titre et par la quatrième de couverture.


De cet ensemble décousu de récits mal-articulés, on ressort frappés, non pas par l'épopée, mais par le caractère inachevé de ce projet qui s'essouffle. Alice Zeniter semble déchirée entre des intentions probablement trop nombreuses et une ambition qui semble l'avoir dépassée. Il fait reconnaître que vouloir décortiquer le fait colonial, explorer l'identité métisse, traiter du déracinement, de la résistance à l'oppression, du dialogue interculturel ou des violences faites aux femmes, tout en essayant de produire un récit empreint d'exotisme poétique est un défi audacieux ! Malheureusement, le compte n'y est pas et l'on referme "Frapper l'épopée" avec le sentiment d'un rendez-vous manqué, d'une plume qui au-delà du folklore n'a pas su saisir l'âme du Caillou et de son potentiel littéraire pourtant réel.

ZachJones
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le 18 oct. 2024

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Zachary Jones

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