Il est des livres comme celui-ci qui sont d'autant plus extraordinaires qu'ils devraient être impossibles. Comment imaginer se lancer dans plus folle aventure, alors qu'à peine cinq ans se sont passés depuis que Nietzsche, un temps son ami intime avant une rupture fracassante, a sombré dans la folie ? Nietzsche, dont l’œuvre protéiforme et contradictoire à dessein, se dérobe dès qu'on cherche à l'encenser ou à la vilipender. Lou s'en fout, Lou fonce, et sa vision reste après 100 ans d’exégèse un modèle d'intelligence et de clairvoyance.


C'est un chant d'amour, mais un amour désespéré et lucide pour celui qui s'est égaré dans ses propres dédales. Une lente descente dans les gouffres noirs d'un homme en perdition. Sa méthode ? imparable, puisqu'elle la calque sur les théories mêmes du Maître : regarder une œuvre par le prisme de la vie intérieure de celui qui l'a sécrétée, années après années. Une vie cahotique, portée par l'obsession de la métamorphose : Friedrich ne connaît qu'une démarche, avancer par refus successif de ses propres convictions. Livres après livres, Lou dessine le chemin en zigzag du Moustachu, lui qui passait son temps à se contredire pour mieux se dire. Oui, pour elle le secret de cette philosophie si insaisissable est là : plus qu'une théorie, c'est un théâtre, le théâtre de la tragédie intime d'un homme hors du commun, en lutte avec ses démons.


Elle n'essaye pas de l'excuser, de le simplifier, de l’aplanir : elle suit tous les contours du paysage d'une main tendre et ferme à la fois. C'est l'amie, la sœur, qui ne peut songer à la douceur toujours refusée à son compagnon voyageur sans un pincement au cœur. Elle aussi, comme tous ceux qui plongent dans les remous de la prose nietzschéenne avec le souffle court, elle est en bute aux questionnements les plus inextricables. Comment comprendre, comment expliquer, qu'on se prenne à aimer un tel magma, une telle fusion ? Ses réponses, humbles et impérieuses tout ensemble, forcent le respect. Et sa façon de recoudre bout à bout les haillons, les lambeaux de cette pensée éclatée est surement le plus bel hommage qu'on pouvait rendre à celui qui aura vécu toute sa vie consciente dans les sarcasmes ou le dédain de ses contemporains.

Chaiev
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le 16 avr. 2013

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