Benvenuto Gesufal est un tueur à gages du royaume de Ciudalia. Aux ordres du podestat Leonide Ducatore, il est plongé dans les magouilles politiques de ce dernier, en participant surtout à l'élimination de ses opposants. Mais Benvenuto n'agit pas toujours comme le souhaite le podestat : lorsqu'il élimine le fils d'une maison importante du royaume, il laisse un témoin … Si l'on ajoute à cela qu'il séduit la fille de Leonide Ducatore, on obtient un « beau bordel » comme il le dit lui-même !
Jean-Philippe Jaworski est ma Découverte de l'année ! Des amis et des collègues me le conseillent depuis des années, mais l'épaisseur de Gagner la guerre (700 pages bien tassées) me faisait reculer … Et puis je l'ai découvert en livre audio (35h d'écoute !) et j'ai décidé de me lancer… pour ne plus le lâcher !
Loin d'être un roman classique de fantasy, Gagner la guerre est une fresque formidable sur la diplomatie entre nations qui s'opposent sur le terrain naval mais aussi sur celui plus occulte de l'assassinat. Inspirés autant de l'Antiquité romaine que de la Renaissance italienne, ces royaumes médiévaux luttent pour le pouvoir, à la fois sur la scène internationale mais aussi en interne : les pires ennemis du podestat ne sont pas les royaumes voisins mais les sénateurs de la faction adverse qui rêvent de le détrôner. Avec finesse, le texte questionne la forme de la République, de la démocratie et du gouvernement lui-même.
Au milieu de ces géants qui s'affrontent, Benvenuto l'assassin semble compter pour peu de choses. Mais par sa propension à surprendre des secrets et à jouer de ses atouts, il parvient à tirer son épingle du jeu, non sans y laisser quelques dents et autres morceaux de son corps au passage. Mis à part sa profession, son insensibilité et sa violence, c'est un personnage finalement très attachant (:D) Raconter l'histoire par son biais est pour moi un trait de génie : à la manière du personnage de Stendhal qui participe à Waterloo sans rien y comprendre, il est plongé au coeur de la mêlée, mais son statut privilégié d'homme de main du podestat lui donne un recul qui lui permet de comprendre les tenants et aboutissants. Sauf quand il est lui-même le pion … Par ailleurs, ce point de vue de Benvenuto lui permet de prendre avec humour ses propres aventures, qu'il raconte à un lecteur potentiel :
« Bien sûr, je vois déjà mon aimable lecteur en train de ricaner sur mon compte, en se disant que pour un type taciturne, le Benvenuto a un sacré crachoir. Eh bien j'ai le regret de dire à mon aimable lecteur qu'il se fourre une phalange ou deux dans l'oeil, en plus de risquer des ennuis s'il me croise au coin d'une rue. Je suis tout ce qu'on voudra, beau parleur, phraseur, cabotin, et même un peu éloquent si je m'oublie, oui madame, mais je ne suis pas bavard. Pas du tout. le bavard est un imbécile qui parle sans réfléchir. le bavard est un incontinent qui ne garde rien. C'est un panier percé qui ne se rend pas compte de la valeur de la parole. »
En alternance avec la gouaillerie de Benvenuto, ce qui fait la qualité de ce texte, c'est la plume de J. P. Jaworski d'une telle richesse et d'une telle poésie qu'il semble redonner d'un coup ses lettres de noblesse à la fantasy française. Il n'est plus seulement question de décrire les simples péripéties d'aventuriers mais de faire vivre un monde, un état d'esprit, une généalogie, une culture, comme l'ont fait les plus grands écrivains. Durant toutes ces pages, il fait réellement exister Ciudalia : quand Benvenuto aperçoit un jour sa cité d'un haut, les pages qui en résultent sont sublimes … Style impeccable, sens de la narration, péripéties maîtrisées et dénouement surprenant : que demander de plus ?
Bref, un texte incontournable, à compléter avec les nombreuses nouvelles sur le Vieux Royaume que l'auteur a publié avant ou après Gagner la guerre. Je vous conseille en particulier l'excellent Janua Vera, dont chaque nouvelle est un bijou d'humour, de tragique ou de beauté.