Depuis quand les chevaux trébuchent-ils ?
Ceux qui connaissent un peu l'œuvre de Saer savent que ce romancier argentin construit son œuvre romanesque autour de la ville provinciale de Sante Fe et d'un petit groupe de personnages récurrents qui représentent un échantillon de la bourgeoisie locale : artistes, étudiants, avocats, journalistes. De livre en livre, sur les 40 ans d'écriture de l'oeuvre Saerienne, on retrouve ces personnages qui vieillissent, grandissent, meurent ou parfois disparaissent dans des circonstances assez troubles.
Mais au delà des personnages, ce qu'on retrouve surtout à chaque roman du grand auteur argentin c'est un style clair et presque classique, à quelques dérapages près. On retrouve aussi une ambiance mélancolique et quelques habitudes de constructions qui constituent le véritable propos de l'œuvre.
Parmi ces habitudes, la plus remarquable est sans doute cette tendance de l'écriture saerienne à la récapitulation, à la reformulation obsessionnelle du même, qui prends souvent la forme de souvenirs répétés régulièrement ou de personnages qui reproduisent inlassablement les mêmes trajets à travers la ville. Le passé, la ville, la mémoire sont ainsi les lieux que les personnages de Saer - considérés ici comme canaux de transmissions pour l'expérience romanesque - arpentent sans cesse, sans qu'on soit certain de savoir ce qu'ils cherchent ou même s'ils sont à la recherche de quoi que ce soit.
La grande force de Saer est également la relative insignifiance de ce qu'il raconte, comme s'il considérait que raconter une histoire mettant en jeu les ressorts dramatiques habituels serait une forme de triche ou de facilité. Le tour de force est bien sûr que ça marche, et que la plupart du temps on se retrouve avec une écriture comme en état de grâce, qui n'a besoin de rien d'autre qu'elle même pour fonctionner et captiver le lecteur.
Le sujet de l'Anniversaire est bien en accord avec les quelques principes qui viennent d'être énoncés ici : il tient en quelques lignes : deux personnages, le Mathématicien et Angel Leto, discutent d'une fête d'anniversaire à laquelle il n'étaient pas présents, en se basant sur ce qu'en ont racontés deux autres personnages. Selon ces derniers, le moment le plus mémorable de l'Anniversaire s'est déroulé quand Washington, celui dont on fêtait les 65 ans, a raconté une histoire mettant en scène trois moustiques, pour illustrer une discussion portant sur la notion d'instinct et sur l'épineuse question " Depuis quand les chevaux trébuchent-ils ?"
L'importance disproportionnée et l'ambiance de mystère donnée à cette petite discussion sur une notion philosophique élémentaire illustre le goût de Saer et de certains de ces personnages pour la farce intellectuelle ou la mystification, et leur tendance à tourner tout en dérision, pour des raisons qu'on aura du mal à expliquer ici, car elles font appel à tout l'arrière plan politique, très riche, du roman.
Dans une rumination hallucinée qui doit beaucoup à Joyce, Saer réfléchit à ces questions philosophiques insolubles, parfois un peu ridicules, parfois simplement mal formulées, qui ont circulé à travers le monde et le temps, accompagnant comme leurs ombres le mouvement des hommes et des savoirs.
La circulation des histoires, et des inévitables questions qui les accompagnent est ainsi au centre du roman de Saer : l'anecdote des moustiques a été énoncé par Washington, probablement comme une blague, mais peut-être pas. Elle a été raconté par un certain Bouton au Mathématicien, dans le cadre plus large de la fête d'anniversaire, ce dernier répétant tout à Leto dans un dernier temps qui est le véritable temps du roman, où ces deux personnages discutent en longeant une allée passante de Santa Fé.
On est amené évidemment à douter de chaque intermédiaire, et chaque doute, chaque nouvelle interprétation amène ce ressassement, cette récapitulation si chère à l'esthétique de Saer.
La diversité des interprétations, mais aussi la richesse de l'écriture vient équilibrer le sentiment de répétition amené logiquement quand on construit tout un roman sur si peu d'éléments. On touche ici au cœur et à l'intérêt de l'esthétique Saerienne, ce sentiment étrange d'avoir affaire à une œuvre à la fois très classique et très expérimentale. En s'incarnant dans des personnages et dans les interrogations qu'ils projettent sur le monde, des questions qu'on aurait pu croire cantonnées aux domaines de la philosophie ou de la théorie littéraire deviennent curieusement poignantes, chargés d'une mélancolie qu'on ne leur connaissait pas forcément.
Le monde de Saer, où une simple discussion a mi-chemin entre la blague et l'interrogation existentielle donne naissance à un roman de presque 300 pages, est bien trop complexe, et bien trop obsessionnel pour être qualifié de réalisme. Il est pourtant bien trop incarné, trop centré sur les personnages et leur rapport au monde pour n'être qu'une simple affaire de forme et de théorie. On se retrouve donc avec un objet entre-les-deux qui construit un équilibre patient entre plusieurs formes littéraires. Le propos de Saer est peut-être bien de nous dire que cet équilibre, caractéristique de la fiction, est le seul capable de nous révéler quelque chose sur le monde.