Gitans, si lointains, si proches...
J'ai donné la note de 10 à ce roman captivant et terriblement humain. Non que ce soit rare pour moi d'accorder une telle note - pourquoi mégoter quand le sujet est rare, la narration dense et subtile, les caractères nuancés et intenses, et l'écriture ciselée à la perfection ?
Nous entrons avec ce roman d'une force exceptionnelle dans la vie d'une famille étendue de Gitans, installés illégalement dans le jardin d'une ancienne institutrice, en passe d'être racheté par la commune. La vieille Angéline règne sur ses quatre fils, brus et petits-enfants. Le personnage d'Angéline est l'arbre au tronc noueux et aux branches fatiguées sur qui repose vraiment la vie et l'âme de la communauté. Elle passe son temps près du feu, et fait brûler les objets les plus divers, tout en donnant son avis sur tout et en revivant son passé de belle femme heureuse et gâtée par la vie, sous la forme d'un courant de pensée continu, entrecoupé de faits et de dialogues, et toujours parfaitement maîtrisé, pour nous faire toucher au plus près les conditions de vie de ces pauvres d'entre les pauvres, que nous craignons et qui nous fascinent, mais qui s'écartent avec mépris des gadjé, de telle sorte que nous ne pouvons que les frôler. Si loin, si proches, ils sont le miroir inavoué de notre sauvagerie et de nos rêves de liberté.
Sauf une gadji. Esther, jeune bibliothécaire, vient de son propre chef lire des livres aux enfants du camp. Elle arrive avec sa deux chevaux, tous les mercredis, et déballe sa malle de livres sur une couverture quand il fait beau, puis dans les caravanes, lorsque l'hiver vient et que les mères l'acceptent. Esther lit, les enfants autour d'elle, leurs yeux brillants, leur nez qui coule sans arrêt sans qu'ils se mouchent, les petites jambes vite en action, la tchatche, mais l'absolue attention face à l'histoire. Du voyage de Babar en ballon aux contes et fables, ils suivent un trajet enchanteur qui éveille leurs questionnements et révèle un fonds de sagesse immémoriale. Ces enfants sont, de par ce qu'ils ont vu et enduré déjà, de "vieilles âmes". Rien ne leur échappe et l'innocence est enfouie sous des couches de souffrance et d'abandon, mais elle se réchauffe aux rayons doux des mots lus par Esther et affleure à la surface...
Dans la vie de la tribu, les malheurs succèdent aux bonheurs, les morts aux naissances. Des drames se nouent, et ce qui fait la vie d'une humanité rejetée de tous se joue sous nos yeux : déchirement d'une femme battue, du mari qui devient fou sans que personne n'y puisse rien, amour impossible du frère célibataire pour la gadgé, amour douloureux de la bru préférée d'Angéline pour le mari infidèle... Un enfant est écrasé par un chauffard qui s'enfuit, tandis qu'une autre entre à l'école, bataille gagnée de haute lutte par Esther. Le deuil suprême frappe la tribu lorsqu'Angéline décide qu'elle a fait son temps.
La fin laisse un goût amer, d'autant plus en ces temps d'expulsion systématique de la misère qui dérange et qui dépare le paysage urbain. Mais qu'on ne s'étonne pas : les fils et filles de la race fière garderont la tête haute jusqu'au bout, et ne perdront pas le fil des mots d'Esther. L'espoir apporté par les livres, le seul arbre de vie dont les pages ne s'envolent pas à l'automne... Quelle plus belle morale ?